La Grèce et la pauvreté : songe, mensonge
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Philippe-Alexandre SaulnierPendant que la Troïka et le gouvernement cherchent à faire passer la potion amère de l'austérité, une partie de la jeunesse grecque s'ingénie à délivrer au monde une autre image de leur pays et de la misère qui s'est abattu sur lui. Une autre vision de l'avenir, aussi, pour l'Europe ?
Selon certains, en ces temps de crise, le tocsin n'arrêterait pas de retentir dans toute la ville. Informé de ma venue, l'un de mes collègues m'a conseillé en plaisantant de ne pas oublier mon gilet pare-balles. Certains de mes amis, de passage depuis peu dans la capitale grecque, parlent d'une révolution qui couve lentement. D'après eux, elle serait sur le point d'éclater.... A les entendre, c’est l’insurrection qui vient !
A notre descente de la navette aéroportuaire, le doux parfum des orangers en fleurs nous embaume à l'instant même où nous posons le pied sur la place Syntagma qui constitue l'épicentre de la contestation contre les directives de la Troïka. C'est le printemps au pied de l'Acropole et les habitants de la métropole hellénique accourent sur la place comme n'importe quel européen dans la vie active. Les terrasses et les cafés du quartier anarchiste d'Exarchiagrouillent de monde. Certes, certains commerces encore ouverts affichent une mine délabrée et d'autres ont carrément mis la clef sous la porte. Les touristes se font plutôt rares. Et selon la légende, après minuit, la police n'ose plus s'aventurer sur la place Omonia. Mais ce point névralgique ressemble plus à une place de centre-ville banale qu'à un no man's land . Ici et là des prostituées éparses, quelques clodos, une poignée de sans-domiciles fixes... Mais où se trouve donc cette fichue crise ? Et qu'en est-il de l'état d'urgence ?
Chaque jour, pourtant, nous gratifie de son lot de communiqués alarmistes incessants. La Croix-Rouge n'a jamais distribué autant de vivres aux régions sinistrées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des gens affamés tendent leurs mains dans l'attente de recevoir un petit sac en plastique rempli d'oranges, souligne The Guardian. « Détresse, pauvreté, malnutrition... la Grèce s'enfonce dans la misère... », titre la presse internationale. Autrement dit : de bien désastreuses nouvelles accablent le pays. Bienvenue donc dans une nation du Tiers-Monde, au sein même de l'Union européenne !
Pornographie de crise
Près de la place Syntagma, au bar Omikron, Aggelos s'esclaffe : « Nous, on appelle ça la pornographie de la crise ». Quelques minutes auparavant, sur la place, un groupe isolé de 10 personnes se réunissait afin de commémorer le suicide, il y a un an au même endroit, de Dimitris Christoulas, un pharmacien de 77 ans qui s'est écrié en guise d'adieu avant de mettre fin à ses jours : « Nous n'avons pas le droit de laisser derrière nous des dettes à nos enfants ! »
Ismini (30 ans), Aggelos (32), une poignée de jeunes grecs et d'autres européens ont marre de ce traitement médiatique qui fait passer le Grec moyen pour un branleur qui se dégomme à l'ouzo. Pourquoi donc Athènes est-elle ainsi exposée aux yeux de toute l'Europe comme seul témoignage emblématique de la misère ? Pourquoi pas Dublin dans le rôle du bouc émissaire ? Ou bien Madrid ? Grâce à des campagnes de sensibilisation, des blogs, des vidéos, les créatifs précaires veulent permettre à l'extérieur de recevoir une image alternative de la crise sur les réseaux sociaux en invitant les Internautes à une remise en question de la situation.
Le projet Omikron a pris le nom du bar où les membres ont ourdi leur premier projet. « Nous étions gavés de ces débats sans fin autour de la crise et nous voulions enfin agir », précise Ismini. « C'est vrai que la pauvreté et le chômage existent. Se taire n'a jamais été la solution. », souligne-telle en référence à l'interdiction appliquée par le CSA grec qui n'autorise plus les chaines de TV publiques à diffuser des images de pauvreté. « Or nous, ce genre d'images, nous voulons les diffuser pour dire au monde que nous ne sommes pas tout seul ici. Les observateurs doivent prendre toute la mesure des reproches qui sont faits à ce pays. Nous avons besoin de temps ! »
Génération-Travail-Précaire
Avec 58% de chômeurs dans ses rangs, l'insécurité qui frappe la jeunesse du pays s'impose comme une criante évidence. La tendance actuelle qui domine ? Foutre le camp ! S'extirper de tous ces maux que les Grecs subissent : salaires en baisse, hausse des prélèvements sociaux, augmentation de la TVA passée de 19 à 22% et d'autres taxes supplémentaires touchant le tabac, l'alcool, l'essence auxquelles viennent s'ajouter les licenciements, les suppressions d'emploi, le démantèlement des services publics ainsi que la diminution des pensions et des retraites. Ceux qui ont de l'argent de côté, et un peu de courage, préfèrent quitter le navire avant le naufrage afin d'aller tenter leur chance quelque part ailleurs en Europe. Pourtant, les dernières statistiques de la zone euro sont loin d'être réconfortantes : en 2013, environ 12,1% de citoyens de l'Union se retrouvent sans gagne-pain.
Voir la galerie : « Athènes : les visages de la « génération 700 euros »»
En plein soleil de midi, dans le quartier d'Exarchia, Jenny, Giannis et Christos, trois jeunes travailleurs débutants, débattent fébrilement. Ils considèrent qu'ils appartiennent à une génération remisée sur une voie de garage. Christos (34 ans), le premier à s'être levé, détourne le regard en se roulant une cigarette. Cinéaste free-lance, il gagne entre 300 et 500 euros par mois. Ce revenu lui garantit-il une couverture médicale suffisante et un accès aux soins de base ? Afin de conjurer le sort, il préfère toucher du bois. Car en Grèce, il n'y a rien. A Noël, il devait aller chez le dentiste... Heureusement pour lui, à la dernière minute, l'un de ses amis a pu lui venir en aide.
« Tu peux très bien rester assis chez toi et crever la dalle »
Savoir qu'en vivant au-dessous du seuil de pauvreté, il partage ainsi le sort d'un Grec sur cinq ne l'émeut pas le moins du monde. Avec des boulots précaires, des revenus irréguliers et une protection sociale démotivante, Christos s'inscrit dans la catégorie des travailleurs pauvres qui se sentent déracinés et dont la diaspora s'accroit non seulement en Grèce mais aussi partout en Europe.
Se sentent-ils pauvres ? « Là où il y a des écoliers sous-alimentés, on peut parler de pauvreté », répond Giannis, un interprète de 28 ans, en hochant la tête. « Nous sommes tous inquiets, mais personne ne mourra de faim. Nous possédons moins mais nous devons nous y habituer. » La grande tendance du moment consiste donc à s'expatrier. A moins de retourner dans le giron familial... De réintégrer le nid !
Une société civile active : l'autre visage de la pauvreté
« Une grande partie des Grecs sont propriétaires de leur logement. Au niveau de la rue, la pauvreté n'est donc pas forcément visible. Néanmoins, tu peux très bien rester assis chez toi et crever la dalle », comme nous l'explique Alexandre Theodoridis de la fondation Boroume (« Nous pensons » en grec, un dérivé du « Yes We Can » américain). Fondée en 2012, cette ONG est l'une des nombreuses initiatives issues de la société civile qui se sont développées durant ces années de crise dans la capitale. L'association assure le relais entre hôtels, restaurants et boulangeries dans le but de récupérer tous les invendus comestibles qui permettront d'alimenter le réseau des soupes populaires et banques alimentaires athéniennes.
Juste en face de Kallimarmaro qui fut le premier stade olympique des Temps modernes, on a soudain la sensation d'atterrir du côté de Moonrise Kingdom, en référence au long métrage de Wes Anderson. Des centaines de scouts des deux sexes habillés en bleu marine, chaussettes montantes, et foulards bleus et blancs se tiennent assemblés sur le terre-plein herbeux. « Haut les coeurs, Attique de l'Est ! » (l'un des 74 districts régionaux de la Grèce), crient-ils à gorge déployée en arborant leurs pieux de bois incrustés des symboles propres à cette région.
Durant plusieurs semaines, ils ont collecté des pâtes, du riz et des conserves, en collaboration avec Boroume, afin de les remettre au responsable de ce centre de distribution alimentaire de secours de la banlieue d'Athènes, à Tavros, dans le sud-ouest de la capitale. Aujourd'hui, Stella et son fils Zacharias viennent déposer leurs dons dans l'un des nombreux cartons réservés à la collecte. Ayant appris l'existence de Boroume sur Facebook, cette quadra aux cheveux bruns est spontanément venue soutenir leur action. Vivant et travaillant durant la période estivale dans un hôtel en Crète, elle aurait été sinon obligée de jeter toute la nourriture qui restait dans ses placards et son frigo. « Je suis ici pour aider ceux qui en ont besoin, même si de mon côté, j'ai mes propres problèmes », nous confie-t-elle avant de s'éloigner en tenant son fils par la main. La distribution à peine terminée, les scouts remballent la marchandise et se mettent en route vers d'autres quartiers. Un jour somme toute ordinaire au pied de l'Acropole, sans trace de panique. Sans état d'urgence.
Cet article est issue d’une série de reportages mensuels portants sur plusieurs villes pour EUtopia on the Ground. Consultez la page pour en savoir plus sur notre envie de "meilleure europe" d'Athènes à Varsovie. Ce projet fait l'objet d'un soutien financier de la Commission européenne dans le cadre d'un partenariat de gestion avec le Ministère des Affaires étrangères, de la Fondation Hippocrène et de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l'Homme.
Photos : Une (cc)Protonotarius/flickr; Texte : Omikron 'Get the whole picture' (cc)page Facebook officielle du projet Omikron, (cc)KK; Vidéo (cc)omikronproject/YouTube
Translated from Armut: Auf der Suche nach dem Ausnahmezustand in Athen