La gauche sera européenne ou ne sera pas
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"La gauche est en crise". Une phrase qu’on entend régulièrement depuis 30 ans. En crise ? Ce qui est sûr, c’est que la gauche européenne a changé et continue de le faire. Et qu’elle se cherche une identité qu’elle semble avoir du mal à définir.
C’est quoi, la gauche ? Au XXe siècle, c’était simple : cela voulait dire mouvement ouvrier + intervention de l’Etat en matière économique + protection sociale étendue + volonté de dépasser le capitalisme. Dans le cas le plus compliqué, on avait deux partis –un communiste et un socialiste se disputant la place de premier représentant de cette classe ouvrière. Dans le cas le plus simple, un seul grand parti exerçait l’hégémonie sur l’ensemble de la gauche –en général socialiste ou social-démocrate.
Aujourd’hui, la gauche est « plurielle », elle a plusieurs branches, comme un olivier. Elle est rouge-verte, voire arc-en-ciel. Elle a aussi des liens beaucoup moins exclusifs et beaucoup moins forts avec le monde ouvrier. Elle veut apparaître moderne. Et qui dit moderne dit… « libérale » ? C’est en tout cas par rapport à un paradigme libéral dominant que la gauche doit se positionner, et elle est en position de faiblesse. La preuve : le symbole du triomphe des idées social-démocrates après les crises des années 30 et 40, l’Etat-providence, n'en finit plus d’être démantelé.
Paradigme libéral
C’est que ce paradigme social-démocrate a été progressivement remis en question, notamment par la crise des années 70 et la montée en puissance, dès lors, du néolibéralisme.
Les changements intervenus au sein des sociétés occidentales et le déclin de la classe ouvrière ont également affecté les partis de gauche, les obligeant à revoir leur discours et élargir leur électorat en direction des classes moyennes en expansion. Ces changements sociétaux ont aussi engendré de nouvelles tendances à gauche : les années 80 ont vu l’apparition d’une gauche écologiste ; les années 90, celle d’un mouvement de contestation altermondialiste qui cherche aujourd’hui à se structurer. Autant de concurrents pour la gauche traditionnelle.
Enfin, l’effondrement du communisme en 1989-91, paradoxalement, a lui aussi porté un coup à la gauche non-communiste, en contribuant à consacrer le libéralisme comme nouveau paradigme de référence à l’échelle mondiale. Et même si 10 ans plus tard, le consensus de Washington n’est plus de mise, le paradigme libéral, porté par les Etats-Unis, moteur de l’économie mondiale, reste dominant.
Etre à la fois « moderne » et fidèle à ses origines, rester « de gauche » sans être vu comme passéiste, voila donc le grand dilemme de la gauche d’aujourd’hui. Et de ce point de vue, on peut dire que la gauche est en crise. Une crise d’identité.
La preuve : l’adoption par certains grands partis de gauche de la « troisième voie » ne s’est faite que sous le coup d’amères défaites, après des années de remise en question. L’exemple de la transformation du Labour britannique, d’abord radicalisé par les coups de force du thatchérisme puis isolé par cette radicalisation, est particulièrement illustratif. Le cas, certes moins extrême, du SPD de Gerhard Schröder démontre également que dans les conditions actuelles, sans aggiornamento idéologique, la gauche risque la marginalisation.
Constat d’échec
Ce changement d’orientation part d’un constat d’échec des politiques traditionnelles de la gauche. Non seulement elles ne convainquent plus l’électeur, mais leur mise en œuvre même est désormais rendue difficile, sinon impossible, par le poids croissant des flux financiers et monétaires transnationaux dans l’économie. Exit, donc, les stratégies nationales de développement économique, qui avaient été la règle jusqu’alors –même pour cette gauche encore officiellement fidèle à l’internationalisme. En temps ces d’économie mondialisée, seule la coopération internationale peut donner des résultats. Pour ceux qui n’en seraient pas convaincus, l’échec de l’expérience Mitterrand de 1981-82 est un cas d’école: alors qu’en 1981, les socialistes français croient encore pouvoir ignorer la conjoncture internationale et se lancent dans une politique « à gauche toute », ils sont, à peine un an plus tard, acculés à la « rigueur », un virage néolibéral en deux temps pour sauver les finances publiques et le franc, qui n’échappera pas à la dévaluation.
Quelle alternative ? Vers le milieu des années 70, les socialistes et sociaux-démocrates européens marquent un nouvel intérêt pour l’Europe. La gauche avait été dès l’origine partie prenante du projet de marché commun, conçu comme devant optimiser des développements nationaux. Elle le redécouvre alors comme un substitut potentiel à ces voies nationales enlisées. L’idée : recréer au niveau européen ce que l’on est forcé de démanteler au niveau national, en faisant des économies d’échelle.
Ainsi, les socialistes/sociaux-démocrates finissent par accepter le projet Delors –un socialiste– visant l’achèvement du marché commun, malgré le caractère très libéral de l’entreprise. Avec l’idée que le social suivra. Le reste de la gauche, d’abord réticent, les Verts en tête, se ralliera aussi à cette Europe devenue régulatrice, garante du modèle social (et environnemental) européen.
Question de pouvoir
Où en est l’Europe sociale aujourd’hui ? S’il y a eu des avancées avec les Traité d’Amsterdam et de Nice, on est encore loin du compte. Les compétences de la communauté en matière sociale restent très limitées, et peu de choses se décident à la majorité qualifiée. Pourquoi ? C’est que la gauche européenne est encore trop divisée, idéologiquement, mais aussi nationalement. Pas assez européenne, en somme, malgré ses déclarations.
Illustration : l’impact limité de la « vague rose » de la fin des années 90 (entre 1996 et 1999, pratiquement 13 gouvernements de gauche sur 15, dont 11 présidés par des socialistes), que ce soit sur le contenu social d’Amsterdam ou sur le développement général de la politique sociale au niveau européen, démontrant la réticence des leaders nationaux à transférer à d'autres ce qui fait leur fond de commerce.
Autre illustration, le Parti des Socialistes Européens, qui rassemble la gauche sociale-démocrate de l’UE : tout y est décidé par les leaders des partis nationaux, en fonction de leurs objectifs nationaux. Tout discours politique reste d’ailleurs national, même lorsque les décisions sont prises à Bruxelles. Les leaders des partis de gouvernement accèdent en effet par la voie nationale à un pouvoir sans précédent, car les décisions prises à Bruxelles sont difficilement contestable par les Parlements nationaux. Ils n’ont donc pas intérêt à voir les choses changer. Si une voie strictement européenne d’accès au pouvoir, via une parlementarisation de l’Union, par exemple, venait à voir le jour, beaucoup d’hommes (et de femmes) politiques nationaux craignent en effet de s’en voir exclus. Faute de maîtriser suffisamment de langues ou de connaître les autres pays. Problème de génération ?
L’Europe... ou Blair
Quoiqu’il en soit, pour la gauche européenne, il y a peu d’alternatives. Si elle ne veut pas suivre Blair, au demeurant chantre de la souveraineté nationale derrière ses déclarations européennes, et qui propose la seule voie nationale crédible, elle doit formuler un véritable projet social européen et renouer avec ce fédéralisme qui figure toujours au programme de la plupart des partis de gauche. Cela ne se fera certes pas sans sacrifices, mais si une véritable gauche européenne ne voit pas le jour, alors la gauche peut dire adieu à l’adjectif « social ». Sans maîtrise de l’économie, la gauche n’est rien. Et les politiques économiques nationales sont une illusion. Tout se joue à Bruxelles. A bon entendeur...