La démocratie européenne en question sur l’Acropole
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La presse grecque, qui se penche cette semaine sur le cas irlandais, est sévère: “Mort en Irlande”, “Les référendums nuisent gravement à la santé politique de l’Europe” font partie des titres un peu accusateurs qu’on pouvait voir apparaître sur les pages des journaux grecs en ligne. Est-ce une déformation optique due à ma sélection d’articles ? Aux tendances politiques des médias consultés ?
En tout état de cause, les articles que j’ai lus dénoncent plus qu’ils ne comprennent le résultat au référendum proposé aux Irlandais pour la ratification du traité de Lisbonne.
Certains journalistes se sont d’abord enquis de savoir ce qui pouvait avoir motivé ce résultat. Dans Makedonia, on évoque l’hypothèse selon laquelle “de nombreux Irlandais ont été agacés par le ton sévère, pressant et catastrophiste avec lequel les partisans du “oui”, Irlandais et étrangers, ont essayé de les convaincre. Le sommet fut atteint avec Bernard Kouchner, ministre français des affaires étrangères, qui, dans une déclaration faite deux jours avant le référendum, a considéré qu’un “non” constituerait une grande ingratitude de la part de l’Irlande vis-à-vis de l’Union européenne.” Le journaliste cite aussi la peur des électeurs catholiques de voir la pratique de l’avortement légalisée dans le cadre de l’U.E., le confort des hommes d’affaires qui se satisfont des avantages fiscaux en cours en ce moment dans leur pays, ou encore la hargne des éleveurs qui pensent que l’Europe préfère la viande des pays latino-américains aux moutons irlandais.
Malgré ces tentatives d’explication, l’analyse proposée dans To Vima par M. Spinthourakis est faite d’incompréhension et d’agacement: “Le paradoxe des Irlandais, écrit-il, est qu’ils ont intégré la communauté européenne avec enthousiasme il y a 36 ans, et qu’à partir de ce moment, d’une part leur niveau de vie a considérablement augmenté, mais ils ont d’autre part commencé à douter de l’intérêt de leur participation à l’Union.” Sur le même ton, Valia Kaïmaki, dans l’édition du 15 juin d’Eleftherotypia, rappelle que l’Irlande a déjà obtenu de ne participer ni à la Charte des droits, ni à la gestion commune des affaires intérieures et judiciaires. Et de conclure: “Jusqu’à ce qu’un nouveau traité voie le jour, l’Europe sera gérée exclusivement depuis Bruxelles, laquelle va renforcer sa pression sur des dossiers comme l’interdiction de la pêche au thon rouge, ou le retour aux 68 heures de travail hebdomadaires. Une pression qui étouffe la vie des Européens, bien davantage que le traité ne l’aurait fait”. “Le résultat, renchérit Kostas Fafoutis, dans Kathimerini du 17 juin, est que l’Union va rester au stade d’un grand marché économique sans règle et que les tentatives de politiques communes vont être abandonnées”. Les Irlandais sont donc, ni plus ni moins, accusés de retarder tout le processus de développement politique de l’Europe, au nom de la défense de particularités ou de droits qui n’étaient nullement mis en danger par le texte du traité de Lisbonne. On entend même des voix réclamer une “compensation” à cette atttitude jugée presqu’irresponsable des électeurs irlandais: “Les pays qui votent contre le traité devraient perdre leur pouvoir de représentation à la Commission. Ils pourraient continuer à être membres des autres organes institutionnels, avec mêmes droits et mêmes devoirs, mais sans pouvoir participer à l’exécutif européen, afin que l’Union européenne continue sa marche. La démocratie implique aussi des responsabilités…”, clame Nikos Konstantara dans Kathimerini. Le même journal publie encore deux articles traduits du Guardian dont le titre et le contenu retentissent eux aussi d’une indignation à peine voilée: ainsi du “Ils ont gagné ce qu’ils ont gagné, et maintenant ils nous tournent le dos” dans lequel le journaliste rappelle que “les progrès de l’économie irlandaise sont dûs en grande partie aux aides pour le développement offertes par Bruxelles.”
Les conclusions tirées par la presse grecque ne s’en tiennet pas à cette sévérité car elles touchent au principe même du référendum. “Les accords internationaux, comme tout traité multilatéral, par nature complexes, ne peuvent pas constituer un objet de référendum”, constate M. Spinthourakis dans To Vima, en s’appuyant sur les propos d’un diplomate européen. Pour Paschos Mandravelis, dans Kathimerini, “avec le référendum, il y a toujours un risque d’”accident” (…). Les accords sont le produit de collaborations politiques intenses et le résultat de compromis. Ces compromis, nécessaires, les électeurs les ignorent ou ne veulent pas les connaître. Or, les compromis sont aussi à l’origine de la complexité des textes, des nombreuses pages d’explications à lire, et… d’arguments faciles pour ceux qui s’opposent à cet accord.” Et il continue ainsi sa réflexion sur la psychologie de l’opposant: “La critique à un accord politique complexe est facile à formuler car elle porte sur un texte écrit et précis. (…) Au contraire, critiquer la position du “nonniste” est difficile car c’est par nature une position floue. (…) En général, si quelqu’un rejette ne serait-ce qu’un point infime de l’accord, il le rejette en entier quand il vote”. En fait, c’est le principe de la démocratie européenne qui est remise en cause par certains. Voici comment Nikos Konstantara commence son article paru dans Kathimerini: “Le paradoxe au coeur même de la démocratie: voici un système qui veut se mettre au service de la majorité et qui est fondé sur l’égale valeur de chaque vote; pourtant, souvent, il conduit à une situation où la minorité impose sa volonté à la majorité. Et cela de façon tout à fait démocratique. (…) Ainsi l’Irlande, avec ses 3 millions d’électeurs, semble avoir plus de poids dans l’avenir de l’Europe que les 500 millions autres Européens.” Beaucoup d’analystes, à la lumière de ce vote irlandais, mais aussi des votes français et hollandais de 2005, s’accordent à dire que “le référendum est un bon prétexte pour que chacun exprime ses griefs contre tout” (Makedonia, 15/06) ou encore qu’”il est presque certain que tout gouvernement qui met en place un référendum récolte une réponse qui dépend du contexte politique et non du sujet qui est proposé au débat public” (Kathimerini, 17/06).
Si les journalistes grecs s’intéressent tant au sujet (mais ils ne sont pas les seuls cette semaine en Europe de toutes manières), c’est aussi parce qu’il a eu récemment des répercussions politiques internes violentes. Le président du parti socialiste (PASOK), Yorgos Papandréou, a défendu au Parlement l’idée qu’un référendum puisse être organisé aussi en Grèce, au lieu que le traité ne soit examiné qu’à l’Assemblée (il a d’ailleurs été ratifié sans problème mercredi dernier par les députés grecs). Or, il s’est trouvé un opposant déclaré à cette proposition en la personne de Kostas Simitis, ancien premier ministre de la république hellénique, qui a, pour prix de son insolent désaccord, été immédiatement radié du groupe parlement socialiste (voir l'article de Kostas Iordanidis dans Kathimerini du 17 juin). Et pourtant, ose timidement reconnaître Kostas Fafoutis, “l’examen indirect du traité par les assemblées parlementaires constitue une confirmation du déficit démocratique dont souffre la construction européenne. (…) Même si, sans les “coups d’état” des élites politiques le projet européen n’aurait pas avancé, le silence assourdissant et le manque de débat qui prévalent en Grèce autour du traité ne sont aucunement justifiés.” Le choc de cette radiation autoritaire visant un ancien premier ministre prend en fait une tournure de réglement de comptes interne, même si M. Papandréou s’en défend dans une interview au journal Ta Nea parue le 17 juin: “L’Europe du futur ne peut pas être l’affaire d’une élite, nous ne devons pas craindre les citoyens. Nous sommes pour le traité, malgré ses imperfections. Mais depuis pas mal d’années on parle de déficit démocratique en Europe. Nous avons donc le devoir de réveiller les citoyens, de renforcer leur pouvoir d’expression et de participation. L’unification de l’Europe peut et doit se faire avec les peuples et non contre les peuples.” De fait, Kostas Simitis jugeait l’idée de référendum déplacée, pour les raisons évoquées plus haut, et l’avait fait savoir clairement à son chef de parti.
On voit donc qu'aux sources historiques et philosophiques de la démocratie, l'interrogation sur le référendum européen se propage aussi, mais avec dommages collatéraux.