La bande-dessinée : une bulle de précarité
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Alors que les ventes de bandes-dessinées grimpent, les salaires des auteurs, eux, ne suivent pas. Qu’importe le pays ou la spécialité, ce n’est pas cette année que les artistes-auteurs européens pourront se permettre de vivre à Moulinsart. Au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, j’ai rencontré des auteurs et éditeurs pour comprendre le contexte de la production de BD, en France et ailleurs.
« 2020, année de la bande décimée ! » C’est ainsi que les collectifs d’artistes-auteurs professionnels ont rebaptisé « l’année de la bande-dessinée ». Le slogan décore les trottoirs d’Angoulême, à l’occasion de la 47ème édition de son festival (FIBD). Mon circuit entre les différents espaces d’exposition suit ces tags. Ils visent à dénoncer la situation précaire, sociale et financière, dans laquelle se trouvent les auteurs et autrices de BD.
Ni le mauvais temps, ni les rues tortueuses, n’ont empêché les fans de se rendre à la capitale internationale de la bande-dessinée. Le marché européen de la BD a connu une hausse majeure en 2019 et il ne s’est jamais aussi bien porté. En France, les ventes de BD et de romans graphiques ont bondi de 16% en 2017. Pourtant près d’un tiers des auteurs professionnels français vivent sous le seuil de pauvreté. Alors pour le deuxième jour du FIBD, des centaines d’auteurs et d’autrices professionnels ont fermé leurs stands, ont stoppé leurs dédicaces et ont manifesté sur la place Hergé.
« L’œuvre est protégée par les droits d’auteur, mais l’auteur, lui, ne l’est pas. »
Je retrouve Samantha Bailly, une autrice française, après la manifestation. Auteurs de BD et de livres se rassemblent dans l’espace Magic Mirror, un grand chapiteau éclairé de toutes les couleurs, entouré de vitraux et d’une boule à facettes, pour débattre de leur situation et de leur avenir. Samantha Bailly est également vice-présidente de la Ligue des auteurs professionnels. Ce syndicat souhaite repenser le statut professionnel des artistes-auteurs. « L’œuvre est protégée par les droits d’auteur, mais l’auteur, lui, ne l’est pas », me livre-t-elle. Elle plaide pour que l’État reconnaisse le statut d’artiste-auteur comme une profession. « Aujourd’hui, nous sommes uniquement considérés comme des propriétaires d’œuvre, mais aucun droit social n’est garanti pendant la création de cette œuvre. Or notre vie, ce n’est pas que l’exploitation. Nous devrions être rémunérés quand on est en train de travailler, pas uniquement sur le produit fini. »
C’est ce à quoi s’attèle le rapport Racine, commandé par le ministre de la Culture français Franck Riester et rédigé par le conseiller maître à la Cour des comptes Bruno Racine. Publié quelques jours avant le FIBD, le rapport constate bel et bien la dégradation de la situation économique et sociale des artistes-auteurs français. Il propose 23 recommandations pour construire un véritable corps professionnel et défendre les droits des artistes.
L’industrie culturelle boit, les auteurs trinquent
Selon le rapport statistique du SNE (Syndicat national de l’édition français), le chiffre d’affaires annuel du secteur de la BD, des comics et des mangas représente près de 278 000 € en 2017. Il fait partie des deux seuls segments éditoriaux (avec les ouvrages de documentation) à enregistrer une croissance (13% par rapport à 2016). La BD connaît donc l’une des évolutions les plus favorables sur le marché. Pourtant, plus de 50% des auteurs français sont en-dessous du salaire minimum et plus de 30% vivent en-dessous du seuil de pauvreté..
« En Finlande, il n’y a pas une production industrielle de la bande-dessinée comme en France ou en Belgique. »
La précarité des artistes-auteurs n’est pas un monopole français et s’étale bien au-delà des frontières. « Les raisons sont diverses selon les pays, mais ce qui rassemble c’est que tous les auteurs de bande-dessinée sont pauvres ! », plaisante Ville Ranta, auteur de BD finlandais. Si en France les droits d’auteur sont en moyenne de 7,2% (à partager en cas d’œuvre écrite à plusieurs), ils s’élèvent jusqu’à 20% en Finlande. Cependant, les marchés français et finlandais n’ont rien à voir. « En Finlande, il n’y a pas une production industrielle de la bande-dessinée comme en France ou en Belgique. Les artistes finlandais sont pauvres parce que les ventes sont beaucoup plus faibles. On ne peut même pas améliorer la situation économique en discutant avec les éditeurs parce qu’eux non plus ne gagnent presque rien. »
Dans l’espace des éditeurs internationaux du FIBD, on m’explique que « le trésor de Rackham Le Rouge » est bien gardé par les grands éditeurs franco-belges. Ces derniers produisent des albums massivement à travers l’Europe et augmentent de plus en plus le nombre de tirages. Tous les éditeurs ne peuvent pas se le permettre car le public ne suit pas. En Italie par exemple, les ventes de BD et de romans graphiques augmentent (18% en 2019), mais le public n’a pas la même « culture-BD » qu’en France ou en Belgique. Il n’est pas très diversifié, principalement constitué d’enfants et de jeunes qui lisent les grands titres, ce qui ne suffit pas à développer le marché italien.
Pour Michele Foschini, éditeur chez Bao Publishing, le marché italien n’est pas encore assez mûr. Selon lui, l’excès de nouveautés sortant chaque année est même plutôt un obstacle dans la mesure où elles poussent hors des vitrines les ouvrages sortis précédemment. Il faudrait donc tirer moins d’ouvrages afin que ceux-ci restent « plus longtemps sur les étagères » et attirer les lecteurs à les acheter. Plus un titre aura du succès, plus l’auteur touchera des droits dessus : « Le pourcentage des droits d’auteur commence au même niveau en Italie qu’en France, aux alentours de 8%. Mais il pourrait grimper à 10-13% si on se concentrait sur moins de titres. »
Ann Jossart édite des bandes-dessinées en néerlandais chez Oogachtend, pour les Pays-Bas et la Belgique. Son auteur phare, le Flamand Brecht Evans, gagne plus d’argent avec son éditeur francophone (Actes Sud) que néerlandophone. « La Belgique est le berceau de la BD : on a eu Tintin, Bob et Bobette, les Schtroumphs... Pourtant vivre de la BD, c’est très dur, voire impossible, surtout quand on est jeunes. Ils doivent combiner les métiers pour pouvoir vivre. J’ai un jeune auteur, Stephan Louwes, qui travaille quatre jours par semaine chez Carrefour. »
Les bulles éclatent et les nerfs lâchent
« On continuera notre pratique artistique, mais il nous faudra un job alimentaire à côté. On envisage pleins de choses : devenir CPE, documentaliste, factrice, vendre des places de cinéma… En tout cas, ça nous semble impossible de vivre un jour de notre travail artistique. Ça fait longtemps que j’ai arrêté de rêver de ça. » Au milieu de la manifestation place Hergé, Dalia et Juliette sont résignées. En dernière année d’étude à l’École Européenne Supérieure de l’Image à Angoulême, elles constatent que seule une poignée d’étudiants s’en sort après des études d’art. Mais Juliette ne se fait pas d’illusion : « On n’a pas d’impact direct sur la vie des gens, faire grève ne changerait rien. » C’est pourquoi elles ont plutôt lancé une mobilisation en soutien aux grévistes français. Elles ont rédigé, imprimé et distribué des tracts jaunes fluo appelant à reverser 25% du prix d’une œuvre vendu à une caisse de grève. On retrouve ces tracts partout dans le FIBD, notamment dans l’espace Nouveau Monde qui rassemble des acteurs de la BD plus alternatifs, français et étrangers.
Marie-Lou et Chloé, futures autrices un peu plus optimistes, manifestent également. Elles reprochent néanmoins aux écoles d’art de ne pas suffisamment renseigner leurs étudiants sur leurs droits et les bourses existantes. Les auteurs se renseignent donc eux-mêmes auprès des institutions si des bourses existent dans leur pays. Les procédures découragent plus d’un auteur : constituer un dossier prend du temps, pour un résultat trop incertain ou un montant trop faible. Pour Samantha Bailly, « il faudrait revaloriser le montant des bourses françaises. »
Ce système de bourse est toutefois bien implanté dans les pays scandinaves. En Finlande par exemple, il existe des bourses d’État ou de fondations privées, qui s’étendent sur plusieurs mois, voire plusieurs années, et ne sont pas toujours taxées. Les arts classiques touchent la grande majorité des bourses : la plupart sont réservées pour le théâtre ou la musique classique. Mais la bande-dessinée n’est pas en reste. En Finlande, elle a même son propre budget dans les bourses d’État. C’est grâce à cette aide que Ville Ranta a pu travailler pendant cinq ans sur son roman graphique. Ces bourses sont nécessaires pour les petits pays car elles constituent la moitié du salaire de l’artiste-auteur. Néanmoins, ce n’est qu’un cercle restreint d’auteurs déjà professionnels qui y accèdent. « Il faut alors faire un premier livre en même temps qu’un autre travail à côté. Il faut du temps pour faire un livre et les maisons d’édition ne nous accordent pas ce temps. » regrette Chloé.
Autre possibilité, les résidences d’artistes. Les auteurs sont accueillis entre trois et six mois, logés et nourris gratuitement, et ont parfois du matériel à disposition. Le hic, c’est que les auteurs ne sont pas rémunérés pour le travail qu’ils produisent. Ça implique des déménagements, souvent loin de chez soi, de l’investissement psychologique et financier. Il faut également faire des projets en rapport avec la région, des interventions et des animations, ce qui laisse peu de temps pour l’écriture.
« Ces résidences sont faites pour créer, pas pour se transformer en animateur culturel », commente Samantha Bailly. Elle ajoute que les bourses sont difficilement accessibles aux femmes : « Sociologiquement, la femme professionnelle commence à accéder aux bourses vers ses 40 ans. Elle a donc souvent des enfants, et dans notre société, c’est aussi elle qui a la charge mentale. Quelle personne peut laisser sa famille pendant six mois ? Ce n’est pas du tout réaliste. » Pour nos jeunes autrices révoltées, « ce n’est pas un projet de vie ».
Une bande d’irréductibles auteurs résistent aux grands éditeurs
En parallèle du FIBD, de jeunes auteurs et autrices ont décidé de créer leur festival alternatif, Spin-Off, dédié à la micro-édition. Pour sa quatrième édition, il rassemble plus de 80 micro-éditeurs internationaux : il s’agit d’auteurs qui s’auto-éditent ou de petits éditeurs maîtrisant tout le processus de création. Tous les gains sont alors pour l’artiste, mais toutes les dépenses sont aussi à sa charge. En plus de devoir trouver soi-même le financement, les artistes sont multi-casquettes : ils se retrouvent auteurs, éditeurs, imprimeurs, commerciaux, etc.
« J’aime la liberté que l’auto-édition me procure, mais on ne peut pas en vivre. »
Merieme Mesfioui a co-fondé le Spin-Off et, elle aussi, multiplie les cordes à son arc : designer graphique, illustratrice et autrice de BD. « L’idée est de montrer une programmation complémentaire à celle du FIBD. On mélange des artistes qui sont encore étudiants avec des professionnels depuis plus de 20 ans. On a aussi des collectifs de Serbie, d’Argentine, de Taïwan et de Corée du Sud. L’idée est de montrer toute la richesse créative que peut offrir cette petite niche. J’aime la liberté que l’auto-édition me procure, mais on ne peut pas en vivre. »
La micro-édition peut servir de tremplin pour les jeunes éditeurs, qui peuvent être repérés par des éditeurs plus importants. Encore faut-il pouvoir assumer toutes ces casquettes.