Kemal Dervis, atout maître ?
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Député d’Istanbul, Kemal Dervis navigue à vue entre la création d’une social-démocratie turque et l’aventure européenne de son pays. Portrait d’un leader de type nouveau.
« Kemal Dervis […] est de ces hommes qui représentent par leur vie et leurs œuvres le véritable espoir de l’Orient, l’un des atouts maîtres de l’Europe à venir * ». Cet éloge noble et fervent dressé par l’historien Alexandre Adler au final d’un plaidoyer en faveur de la Turquie emprunte les détours d’une formule, somme toute assez juste. Mais chargée de mystères, d’indices brandis avec provocation et laissés en l’air, impossibles à cadrer et traversés de longs points d’interrogation. …Kemal Dervis. La Turquie. Une Europe à venir…
Le parcours est pourtant éloquent : Kemal Dervis, 56 ans ; père turc, mère allemande ; études d’économie en Europe et aux Etats-Unis ; ex-vice-président de la Banque Mondiale ; ex-super ministre de l’économie (2001-2002) ; député d’Istanbul (CHP, Parti Républicain du Peuple, centre-gauche).
Mais jamais suffisant. Car tissé en chaque point d’apparentes contradictions. Académicien confronté aux frasques de son DJ de fils. Social–démocrate dans un parti aux postures sans cesse plus nationalistes. Européen convaincu et convaincant, ne seraient-ce les limites qu’impose sa nationalité. Et les exemples fourmillent. D’un homme toujours hors cadre.
Bref portrait pointilliste
Economiste en chef et grand timonier des plans structurels du Fond Monétaire International (FMI) en Turquie, il est taxé de suppôt de l’impérialisme. Grande désillusion, dès les premières pages du best-seller de Joseph Stiglitz qui lui adresse ses remerciements.
Jeunesse d’inspiration marxiste chez un homme qui croit aux vertus du marché et propose une taxation internationale des capitaux pour rééquilibrer les risques en faveur du travail : « la synthèse entre socialisme et capitalisme a eu lieu à la fin du 20ème siècle. Le débat concerne désormais la légitimité de l’action de l’Etat et les niveaux d’intervention de la puissance publique - local, national, continental ou bien global… »
Républicain kémaliste, il scandalise le landerneau de la gauche « autorisée » en dissociant laïcité et interdiction du port du voile à l’Université. On lui conseille alors d’aller voir chez les « islamistes » du gouvernement. C’est que, plus qu’un cadre (début 2004, il abandonne toutes ses responsabilités dans le parti), il incarne une autorité que d’aucuns confondent avec un pouvoir effectif.
Kemal Dervis ne tient pas en place
Même refrain dans un pays qui s’invente une voie vers l’Europe : au printemps dernier, il est pressenti par le gouvernement AKP (Parti de la Justice et du Développement, centre-droit) à la tête de la délégation en charge des négociations d’adhésion à l’UE si elles devaient commencer en 2005.
« Négociateur ou pas, cela ne change pas grand-chose pour moi », répond l’intéressé. « Je consacre déjà l’essentiel de mon temps aux questions européennes. » A la tête d’un think tank, il décortique, retourne et éclaire les arguments de ses adversaires. En juin, lors d’une conférence à Berlin, il opposait au mutisme furieux des caciques de la CDU, sa vision d'une UE « ni chrétienne, ni zone de libre-échange, mais ouverte et en prise sur le monde globalisé d’aujourd’hui. »
Kemal Dervis ne tient pas en place. Papillon qui rognerait ses ailes dans la curée turque, mais ne pourrait les déployer sans être député stambouliote. Inclassable, il trace et possède déjà, peut-être trop tôt, le profil des élites cosmopolites d’une Europe à venir.
Deviendra-t-il alors le sauveur de la gauche turque ? Commissaire à Bruxelles ? Ou bien, grand espoir, atout maître, l’un des leaders d’une force de gauche transeuropéenne à l’horizon 2014 ?
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* Le Figaro, 21-04-2004