Kasabian, le coup d'État
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Prétentieux pour les uns, héritiers d’une tradition anglaise pour les autres, Kasabian divise. Qui sont vraiment ceux qui se sont attribués le trône du meilleur groupe britannique ? Après quinze ans d’existence et cinq albums, le groupe continue de brouiller les pistes.
Reading, 2012. Il fait noir, la rumeur de l’excitation se fait entendre dans la pénombre. Les écrans géants restent éteints, muets. 60 000 personnes piétinent. Soudain, une plainte lointaine, un chant de sirène... Les lumières aveuglantes, les cris. Les premiers riffs, violents. Quatre silhouettes se démènent au loin, « I'm waiting, right here now, I'm waiting / for someone or something to take me, to take me over ». Kasabian provoque mais personne ne réplique. Tom Meighan sautille sur scène, s’égosille, Sergio Pizzorno maltraite les cordes de sa guitare, le regard caché derrière un grand chapeau sombre.
Combat de cocks
La recette d’un bon groupe, c’est souvent un leader charismatique. Quand il y en a deux, c’est souvent un groupe de légende. L’histoire parle pour cet argument mathématique infaillible: les Beatles, les Stones, les Libertines, Oasis, les Clash. Ça tombe bien, Kasabian aussi en a deux. Meighan et Pizzorno se rencontrent sur les bancs du lycée, à Leicester. Ils aiment le foot, les Stone Roses, la guitare et être les meilleurs. L’hyperactif Tom, volubile, provocateur, s’acoquine alors avec le discret, réfléchi Sergio. Des deux, c’est le deuxième le génie, dit-on. Le Noel Gallagher, le Pete Townshend (compositeur des Who, ndlr). Celui qui écrit les chansons pendant que Meighan assure l’image. Cette deuxième partie a consisté un temps à cracher sur la concurrence. Rappelant les grandes heures du duel Oasis vs. Blur, le chanteur de Kasabian délivre ses opinions sans que l’on lui demande forcément : Peter Doherty est « un clodo », Julian Casablancas (leader des Strokes, ndlr) un « putain de skieur snob », et Timberlake « un nain avec des moustaches ». « Si vous rejoignez le cirque, faut bien vendre les tickets », murmure Pizzorno au Guardian. La grande gueule, une stratégie marketing ? Un art qui semble en tout cas très authentique chez Tom Meighan, celui qui parle vite et éventuellement, réfléchit après. Un yin - vitrine d’un rock national, vieille recette rassurante - et un yang - qui innove en coulisse, discret chaman du psyché, Frankenstein du rock... Kasabian ou la recette du putsch de la décennie.
Le groupe débarque en 2004 avec un album éponyme. Les Libertines viennent de se séparer, les Arctic Monkeys n’ont que dix-huit ans. Le morceau « L.S.F » a la provoc’ du bon vieux temps, la vibe de l’angry song anglais, et l’assurance d’un Liam Gallagher ivre. Bref, on a vite fait de classer Kasabian au bout de la file indienne créée par les potentiels héritiers d’Oasis. Pas beaucoup de paroles mais une agressivité musicale qui deviendra la marque de fabrique des meilleurs morceaux du groupe. Le single « Club Foot » est automatiquement catalogué chant de footeux et nuit au pub. Le clip hommage à Jan Palach, un étudiant tchèque qui s’est immolé par le feu à la fin du Printemps de Prague, passe plus inaperçu. En 2006, le groupe enfonce le clou avec le colérique Empire, bijou de guitares incisives et de paroles putassières, le grandiose se dessine déjà. Kasabian aime les déguisements et la mise en scène, se rêve en machine de guerre mainstream. Jusqu’à l’apocalypse « West Ryder Pauper Lunatic Asylum », rock mais psyché, dingue mais travaillé. Top 1 dans les charts et pléthore d’awards. Kasabian trouve sa place, la première de préférence. Viendra Velociraptor! puis le mois dernier 48:13, fusion de rock, électro et hip-hop. Les anglais brouillent les pistes.
Kasabian - « Club Foot »
L’ultime embrouille
« On préfère une attitude conquérante, ce qui peut être pris à tort pour de l'agressivité ou du culot », diront-ils aux Inrocks après une paire de commentaires acides. Il faut pourtant une bonne dose d’aplomb pour mentir à son propre public. Personne, après tout, n’a besoin de savoir que Pizzorno cite Bukowski, parle d’Ennio Morricone ou s’inspire des films d’Alejandro Jodorowsky. Pas la peine de crier sur tous les toits que ses vraies inspirations ne sont pas Oasis et les Who mais DJ Shadow et les Silver Apples. Peu importe qu’on les associe à des jusqu’au-boutistes illettrés, dimanche ils étaient en tête d’affiche de Glastonbury.
Kasabian n’a jamais été un groupe intéressé par l’intimité des petites salles de concerts, par la proximité avec le public, par le goût authentique de la 8.6. L’ambition des mecs de Kasabian, c’était plutôt Wembley Stadium, champagne et foules en délire. « Is there a place for me in history? », demandaient-ils dans « Acid Turkish Bath »... L’histoire - et l’industrie - n’a pas besoin d’un groupe qui se nomme d'après Linda Kasabian, membre éphémère de la famille meurtrière de Charles Manson. L’histoire, l'Angleterre, a besoin d’un rock homemade. Britpop, entend-on ? Kasabian joue sur ce mal entendu depuis quinze ans, les membres se font parfois passer pour des rustres parce qu’après tout, les rustres aussi ont le droit d’acheter leurs albums. À la fois populaires et intellos, rock et psyché, footeux et cinéphiles, Pizzorno et Meighan bouffent à tous les râteliers.
Pourtant, avec 48:13 (oui, c’est la durée de l’album mais non, ce n’est pas de la paresse créative, c’est une façon « d’aller droit au but », « comme les chansons » - Pizzorno ou l’ultime embrouille) Kasabian pousse le pot-pourri de styles un peu loin. Trop ? Réponse dans quinze ans quand, peut-être, la supercherie sera démasquée.
Kasabian - « eez-eh »