Judah Warsky : « Je suis peut-être plus intello que la moyenne »
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Entretien avec un demi-freak, capable de rendre hommage à l’Europe dans un album tout en citant Garcia Lorca, Raymond Quéneau et Johnny Halliday dans la même interview.
cafébabel : Quel lien entretiens-tu avec Bruxelles ?
Judah Warsky : J’y vais beaucoup pour faire des concerts. Mais à chaque fois c’est un immense plaisir. Je me suis rendu compte que tout le monde aimait cette ville. C’est une ville dynamique comme l’est une capitale sauf que les gens sont cools et décontract’ comme des gens dans une petite ville.
cafébabel : Pourquoi Bruxelles plus qu’une autre ville ?
Judah Warsky : Paris reste ma ville préférée, celle où j’ai mes potes, ma famille. Mais Londres par exemple, c’est froid, c’est trop cher, pas mon trip. Berlin, c’est trop grand. Je n’aime pas les villes trop grandes où allait d’un endroit à un autre devient une galère. J’aime marcher et à Bruxelles c’est possible, tu peux te balader à pied, c’est cool.
cafébabel : À tel point que tu as décidé de lui consacrer quasiment un disque ?
Judah Warsky : Au départ, je devais lui dédier une chanson « Bruxelles, capitale de l’Europe » et ensuite on s’est dit que ça ferait une belle intro donc on a appelé le disque comme la chanson mais ce n’est pas pour autant que tout l’album est dédié à Bruxelles. Encore que j’ai toujours aimé la new-beat belge, que le disque est signé chez Pan-European Recording qui a toujours revendiqué l’affiliation avec la musique d’Europe continentale, aussi bien la musique de film italienne, que la chanson française ou le krautrock allemand.
Judah Warsky - « Bruxelles, capitale de l'Europe »
cafébabel : Justement, d’où vient ce label, Pan-European Recording ?
Judah Warsky : Ça vient d’une certaine idée de la musique qui ne va pas prendre sa source dans la musique anglo-saxonne. Non pas qu’on la rejette mais d’autres propositions ont été faites dans notre vieille Europe continentale. Des propositions qui sont peut-être plus naturelles. Moi Johnny Halliday, je me reconnais pas dedans alors que Catherine Ribeiro beaucoup plus. Elle, fait sa musique des Alpes alors que lui fait son rock’n’roll de Memphis, tu vois ce que je veux dire ?
cafébabel : Et ce titre alors, « Bruxelles capitale de l’Europe », d’où vient-il ?
Judah Warsky : À l’époque, j’étais super content de revenir à Bruxelles pour faire la teuf et pour y rejouer. Ça devait se passer dans un endroit qui s’appelle Madame Moustache. Avant de jouer, j’ai tapé le nom de l’endroit sur Google pour savoir comment était la scène etc…Et je suis allé me coucher. Puis j’ai rêvé, de moi sur la scène de cette salle où je récitais un poème sans musique et je disais : « dans le noir de mon âme, toi ville nyctalope, tu sais voir l’espoir Bruxelles, capitale de l’Europe ». Le lendemain matin, je m’en suis souvenu et je me suis dit « mmmh, c’est intéressant ». Et assez rapidement, c’est devenu une chanson que j’ai récitée, pour de vrai.
cafébabel : Donc ça part d’un rêve. Étrange non ?
Judah Warsky : Pas tellement, ça m’arrive assez souvent. Depuis enfant, je suis fasciné par la notion de rêve selon laquelle ton cerveau continue à travailler, la nuit quant tu dors. Par le fait que tu puisses voir des trucs plus tarés que ce que t’aurais jamais pu imaginer dans ta vie éveillée. C’est comme un cadeau que ton cerveau te fait. Et très tôt, j’ai commencé à lire des bouquins sur les exercices qui te permettent de t’en souvenir, de faire des rêves lucides.
cafébabel : En regardant la pochette, on sent que tu as voulu mettre en avant l’éclectisme de l’album qui fait écho au multiculturalisme de la ville.
Judah Warsky : C’est vrai que la ville est multiculturelle, d’autant plus qu’elle a été proclamée capitale de l’Europe avec un Parlement où se rejoignent en permanence des gens de tous les pays. Au delà de ça, la Belgique est quand même un pays bilingue, qui forge son identité dans ce bilinguisme. En un sens, c’est aussi un pays schizo. Si tu peux mets plusieurs personnes qui parlent différentes langues dans un même pays, ça va faire des trucs chelous.
cafébabel : On peut être polyglotte en musique ?
Judah Warsky : Oui c’est un truc qui se fait en France. Au départ, je voulais faire un morceau en espagnol. Dans mon premier disque, il n’y a qu’un morceau en français. Et je me suis rendu compte que quand j’écoute des groupes espagnols ou suédois ou n’importe qui chantent en anglais, ma première réaction c’est une petite déception.
cafébabel : Tu as un avis sur l’Europe actuelle ?
Judah Warsky : Non, pas trop. Je ne me pique pas de politique et comme beaucoup d’artistes mes opinions sont sans intérêt. Mais c’est vrai que quand j’étais petit, on m’a souvent présenté l’Europe comme un projet de ouf. Et maintenant qu’on est dedans, tout le monde déchante. Moi, je trouve juste ça un peu triste. J’ai l’impression qu’on a menti à l’enfant que j’étais. Dans les années 90, à l’époque de Maastricht, personne n’était contre.
cafébabel : Ils sont rares les artistes qui parlent de l’Europe dans leurs chansons, ils sont encore plus rares ceux qui citent le groupe littéraire de l’Oulipo dans leurs interviews. Te considères-tu comme un artiste intello ?
Judah Warsky : Pour des standards de groupes de rock de base, je suis peut-être plus intello que la moyenne. Mais comparé à des artistes intellos, je suis un philistin, faut pas déconner. Sur ce disque par exemple, il y a un poème de Garcia Lorca : ça se la pète un peu. Mais je l’ai surtout choisi parce que le traducteur, c’est mon grand-père qui lui, pour le coup, était un vrai homme de lettres. Il a quitté la France après la guerre pour ouvrir une librairie en Argentine et côtoyer des gens comme Adolfo Bioy Casares, Albert Camus, Raymond Queneau. C’est lui d’ailleurs qui m’a ouvert à l’Oulipo (« L’Ouvroir de littérature potentielle » groupe internationale de littéraires et de mathématiciens, ndlr), aux rêves, au surréalisme.
cafébabel : Tu as donc eu, enfant, un éveil culturel que les autres n’ont pas eu.
Judah Warsky : C’est certain. Le mercredi, j’allais chez mes grands-parents et très souvent il m’emmenait au muséen à Paris, depuis Sèvres où ils habitaient dans le même immeuble que Lino Ventura.
cafébabel : Tu as enregistré ton premier album (Painkillers and Alcohol) avec un doigt cassé, donc de la main gauche. Une contrainte qui a fortement inspiré le disque. Sur le deuxième tu as travaillé sans handicap, cela a-t-il changé ta manière de composer ?
Judah Warsky : Pas tant que ça. J’avais constaté sur le premier que le fait de n’utiliser que les synthés marchait bien, donc j’ai continué à faire pareil sur le deuxième sauf que j’allais plus vite parce que j’avais les deux mains (rires). C’est super j’ai gagné sur les deux tableaux. Mais j’aime bien utiliser la contrainte. Là tu vois, il y a ma gratte, ma basse que j’utilise pour répéter avec mon groupe, les Chicros, et j’aimerais bien continuer à ne pas les utiliser. S’imposer une contrainte, c’est toujours intéressant.
cafébabel : Tu as aussi conçu cet album comme quelque chose de très narratif dans la mesure où tu es quasiment tout le temps le narrateur de chaque histoire. Pourquoi ?
Judah Warsky : Il y a morceau qui est tiré d’une nouvelle de John Barth (romancier et nouvelliste américain, ndlr) – « Autobiographie » - qui interroge la notion de narrateur. Donc là, il s’agit d’une référence très claire. Mais sur d’autres titres, je me suis fait une réflexion : j’écris des chansons à la première personne mais pourquoi ce ne serait pas quelqu’un d’autre qui parlerait. C’est donc le cas de plusieurs morceaux de l’album « T'inquiète », « Think Of Me »… Quand j’étais petit, je me souviens avoir lu en vacances un roman policier où à la fin le narrateur qui est aussi un personnage de l’histoire, et ben c’est lui qui a fait le coup. Quand j’ai lu ça, ça m’a complètement retourné. Je n’en revenais pas. L’idée que le narrateur puisse te mentir, c’était un truc de ouf pour moi à l’époque. Et depuis ça m’est resté. Tout ce que la fiction rend possible et ce que la réalité ne permet pas.
Judah Warsky - « Painkillers & Alcohol »
cafébabel : Pan-European est souvent, à tort ou à raison, qualifié de « label pour freaks ». Comment te positionnes-tu par rapport à la scène française actuelle ?
Judah Warsky : Je pense que ce qu’on appelle des « freaks », c’est des mecs un peu différents mais qui le cultive. Moi, au contraire, j’aime bien passer inaperçu. Ne serait-ce que pour aller dans un bistrot, me poser, et écouter les conversations des gens. Plein d’idées de chansons me sont venues comme ça. Pour s’imprégner il ne faut pas flotter à la surface, faut être dedans. Ouais, moi je suis freak mais à l’intérieur. Limite, j’en ai souffert à certains moments de ma vie.
cafébabel : Raconte…
Judah Warsky : Dans ma petite ville de banlieue, je me sentais un peu isolé, à la marge. J’étais obsédé par des trucs qui n’intéressaient pas les autres gens. Le mercredi j’allais au musée avec mes parents et le jeudi, ben je n’avais personne à qui raconter ça. Tout ça pour dire que je ne cherchais pas à me distinguer, j’avais envie au contraire d’être un peu comme les autres.