Jorge Sampaio : « L’Europe manque de rythme »
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Ancien Président de la République du Portugal, Jorge Sampaio, 68 ans, est aujourd’hui envoyé spécial de l’ONU pour le plan mondial de lutte contre la tuberculose. Il se pose en Européen convaincu mais vigilant.
« Il doit y avoir une erreur, nous n’avons personne sous ce nom là, à moins qu’il ne soit enregistré sous un nom d’emprunt ». La réceptionniste me fixe d’un air dubitatif dans cet hôtel chic de Bruxelles, où les bruits de la rue Royale sont assourdis par les lourdes tentures. L'ancien président du Portugal, Jorge Sampaio, serait-il un adepte des pseudonymes ? Après une minute d’angoisse, je retrouve mon interlocuteur, installé confortablement devant une tasse café. Je m’asseois, en équilibre précaire sur des sièges trop rembourrés, sous un lustre scintillant.
Pure tradition européenne
Jorge Sampaio commence par retracer sa carrière politique, débutée au Portugal en 1960. A la tête de l’Association des étudiants en droit opposée à la dictature de Salazar, il devient à 21 ans, le Secrétaire général de la Fédération des mouvements étudiants, « un peu par hasard ». Quelques années passées à l’étranger éveillent ensuite sa vocation politique.
« Je me suis toujours senti Européen, » souligne Sampaio. « Ma mère a été élevée en Angleterre, mon père a fait un Master de médecine aux Etats-Unis puis en Grande-Bretagne. J’ai baigné dans la culture française malgré la censure du gouvernement de Lisbonne grâce aux livres de Maspero, et aux abonnements à la revueEsprit, aux Temps modernes, à L’Express de Servan Schreiber et de Malraux. Ces journaux arrivaient cachés dans d’autres magazines pour que la police ne les confisquent pas.»
Avant même que ne survienne la Révolution des œillets en 1974, Sampaio affirme que « le Portugal avait commencé à changer. L’émigration des années 60, les filles qui revenaient de France pour les vacances, allaient au café en jean dans un monde jusque là exclusivement masculin. C’était ça, le changement! Il y avait tant d’autres mondes à découvrir! »
Avocat entre 1965 et 1974, Jorge Sampaio s'attache à défendre les prisonniers politiques devant les tribunaux militaires, des prétoires où étaient notamment « condamnés d’avance » les réfractaires aux guerres coloniales d’Afrique (Angola et Mozambique). En 1974, l’édifice dictatorial s’effondre. Le rêve européen s’impose à un Portugal dont l’économie a jusqu’alors été saignée par les guerres coloniales et l’émigration massive vers la France et l’Allemagne.
Membre du Parti socialiste à partir de 1978, Jorge Sampaio devient député, puis maire de Lisbonne en 1989. A la présidence du Portugal entre 1996 et 2006, l’ancien avocat a essuyé bien des tempêtes : jamais il n’a pu s’appuyer sur une majorité absolue au Parlement. Selon lui, « le Portugal doit beaucoup à l’Europe, mais il lui a aussi énormément apporté. On trouve des Portugais partout, parfaitement intégrés, jusqu’en Inde. »
« Si j’aime dire que je suis un modeste militant de l’Europe mais… » Mon interlocuteur marque une petite pause théâtrale avant de reprendre son propos : « je me sens de plus en plus Portugais ». Le ton se fait soudainement gentiment présidentiel : « l’agenda européen ne va pas sans agenda national, car si les démarches sont communautaires, les responsabilités relèvent avant tout de chaque pays. »
Le consensus
C’est d’un œil attentif que Jorge Sampaio observe le travail mené par l'actuelle Commission européenne, menée par son compatriote et ancien Premier ministre : José Manuel Barroso. Une institution qui n’est pourtant pas épargnée par les crises : méfiance croissante des Européen, élargissements successifs ou dossier Turc. « Nous avons besoin de forces de progrès et d’innovation, besoin de croire dans le futur, car il y a bien une crise politique en Europe, » souligne Sampaio. Ses mains pianotent sur la table, rythmant avec conviction ses paroles. « L’Europe est le seul chemin, on ne l’a pas montré assez clairement », lance t-il avec ferveur. Il en oublie son thé, j’en laisse refroidir mon café.
Pour l’ancien président, revenu la veille d’une tournée en Inde, l’Europe manque clairement de confiance en elle, alors qu’elle suscite l’admiration dans de nombreux pays. Le rejet de la Constitution par les Français et les Néerlandais est souvent compris comme une conséquence de l’élargissement vers l'Est de 2004. « On aurait pu être plus prudent mais c’était impossible d’un point de vue historique, de ne pas faire entrer les anciens membres du bloc soviétique en même temps, » justifie Sampaio.
Selon lui, le Traité constitutionnel européen doit être une plateforme de consensus pour aller de l’avant. Le mini-traité peut être une formule de sortie même s’il est plus probable que les coopérations renforcées se multiplieront à l’avenir, dans des domaines porteurs d’avenir.
«Il faut pouvoir avancer même si le directoire implicite que forment la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne est divisé. » Comme ce fut le cas avec la monnaie unique.
Un Brassens sauce européenne
Concernant le dossier turc et la décision du Conseil européen de suspendre huit des trente-cinq chapitres des négociations d’adhésion, Jorge Sampaio avoue qu’il est « attristé ». L’adhésion d’Ankara est prometteuse d’un point de vue stratégique, démographique et économique. « On peut penser que la Turquie fera tout pour rentrer dans l’Union, mais pour le gouvernement turc, la question chypriote reste une question nationaliste » dit-il.
L’Europe serait donc dans une phase de transition. Mais pour Jorge Sampaio, impossible de s’arrêter, il faut « continuer et préparer l’avenir, être exigeant, rééquiper les Européens pour qu’ils soient en mesure d’affronter de nouveaux défis. » Les enjeux en terme de sécurité, de santé ou d’environnement sont globaux et heurtent les nationalismes, parce qu’ils requièrent des solutions concertées. Il est temps pour les politiciens de faire de « la pédagogie et du militantisme ».
Mandaté pour deux ans comme envoyé spécial de l’ONU dans la lutte contre la tuberculose, et très actif dans la lutte contre le Sida, l’ancien président Sampaio arpente le monde sans répit. « L’Europe manque de rythme », dit-il aujourd’hui si on la compare avec l’Inde, où le temps de travail et l’esprit d’entreprise ne sont pas comptés.
« Néanmoins, je crois au modèle européen, à nos valeurs, à nos cultures, qui sont des entités distinctes les unes des autres, heureusement d’ailleurs. L’Europe, c’est un éloge de la différence sous un parapluie commun». Existe-t-il plus belle image que le « ptit coin de parapluie » cher à Georges Brassens ?