John Bird : « Les menottes des préjugés »
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Anthony petitLe rédacteur en chef du magazine anglais distribué par les SDF, The Big Issue, s’apprête à fêter les 17 ans de son journal en septembre. Cet homme de 62 ans, nous raconte, dans un langage fleuri, son parcours. De petit facho à entrepreneur socialo.
« Je n’aime pas la plupart des journalistes », marmonne John Bird qui sort tout juste d’une réunion éditoriale au Ponti’s café, situé au-dessus du quai 17 de la gare londonienne Liverpool Street. « Ils ne pensent pas de manière analytique. Je ne veux pas entendre parler du nombre de mort en incarcération. Fini les histoires racontant à quel point George Bush est un connard. On a besoin de personnes qui recherchent des solutions et qui ne font pas qu’exposer des problèmes. Les journalistes d’investigation comme John Pilger, et je le lui ai dit, ne se situent pas au niveau du social, mais bien au-dessus de tout le monde. »
Paris je t’aime
L’hebdomadaire The Big Issue couvre autant le divertissement que l’actualité. Mais ce journal est avant tout une entreprise sociale. Rédigées par des professionnels, ses 5 versions régionales sont distribuées par des SDF. Les vendeurs portent un badge. Il indique qu’ils ont signé une charte de bonne conduite et leur permet d’acheter le numéro pour 70 pence (environ 0,90 euro) à la Big Issue Foundation (organisme subventionnant des programmes pour SDF) et de les revendre à 1,50£ (soit 2 euros).
« Je ne suis pas particulièrement bon comme rédacteur en chef », estime Bird en commandant carrément « un panier» de thé. En dessous de lui, les trains vont et viennent et les hommes d’affaires se croisent dans le hall. « Ecrire est un bon moyen d’affuter ses idées et toute cette merde. Ce n’est pas parce que tu es un bon chef d’orchestre que tu joues bien du violon. Et moi je préfère savoir jouer du violon. »
On entend presque les sanglots longs des violons quand Bird parle de racisme, de pauvreté et de fraude… Des thèmes qui inspirent son écriture. Il sait ce que ce signifie être sans-abris. 41 ans plus tôt, lors d’un premier long séjour à l’étranger, il vend l’International Herald Tribune sur les Champs-Elysées, et se cache de la police avec un passeport valable une année seulement. A l’époque, il vit avec une prénommée Leanelle, une collègue indienne de Goa… unijambiste. « Elle avait la même couleur de peau que vous », remarque-t-il me désignant. Etrange expérience pour un jeune à l’époque « ouvrier, blanc et raciste ».
« La plupart des personnes avec un os politique dans le squelette ressortent toute la merde qui vient d’ailleurs. » Sa mère, catholique irlandaise, a quitté Cork pour Londres à 18 ans, travaillant dans un pub avant de rencontrer son mari qui lui était protestant. « Elle me répétait sans cesse depuis mon plus jeune âge que les Indiens, les Juifs, l’argent, les Noirs et les paresseux détruisaient le pays. J’ai commencé ma vie emprisonné par les menottes des préjugés. Il fallait trouver des Arabes ou des Français sur qui on pouvait rejeter la faute. »
The Big issue Europe
De jeune Anglais à imprimeur en passant par la case soixante-huitard, Bird participe aux Jeunesses communistes révolutionnaires en France. A l’âge de 29 ans, il s’occupe d’un magazine d’art. En 1991, l’entrepreneur britannique Gordon Roddick l’invite à diriger The Big Issue, une publication inspirée du premier magazine mondial pour SDF, le Street News new-yorkais, en circulation depuis trois ans. De 2003 à 2007, le magazine passe d’un à quatre millions de livres (1,3 à 5,3 millions d’euros) de bénéfices car les pages s’ouvrent aussi aux publicités.
En 1995, The Big Issue sponsorise le Réseau international des revues de la rue (INSP). 38 000 euros plus tard, soixante revues européennes dans vingt pays différents ont vu le jour, en passant par la Farola en Espagne (créée par un vendeur SDF français) ou bien le bref Macadam Journal en Belgique et en France, fondé quant à lui par un homme d’affaire belge. « Il a été repris par des gens de droite », regrette Bird au sujet de ce dernier. « The Big Issue a donné le style des journaux français ou allemands. Mais le vrai problème en Europe, c’est la compétitivité. En Allemagne, il y a 30 journaux différents, un pour chaque ville. Et chacun se croit unique. »
En Grande-Bretagne, la pauvreté est, selon Bird, sponsorisée par le gouvernement. « Virtuellement, tous les jeunes Noirs qui vont s’entretuer viennent d’un milieu entretenu par l’Etat. Ils sont conservés dans la pauvreté, coincés par la bureaucratie des allocations. L’Etat ne créé aucun espoir, ni justice ni aucune opportunité. Il fout leur éducation en l’air. » Le mot « posh » (bourgeois en argot anglais, ndlr) revient souvent dans la conversation. « Posh veut dire déconnecté », explique-t-il. « C’est avoir une culture qui ne s’ajuste pas à la réalité. Le gouvernement inexpérimenté a parlé aux experts, les SDF et les organismes luttant contre la pauvreté, mais ils laissent des milliers de vies déchirées. »
Apprendre à lire en prison
Bird affirme que les jeunes délinquants savent qu’il est sincère. « Il n’y a qu’une poignée de gens comme moi en Grande-Bretagne. A part le fait que je viens du milieu pauvre, j’ai fait chaque chose qu’il m’était possible de faire de la mauvaise façon et j’ai quand même survécu. Je sais ce que c’est d’être emprisonné, ivre, victime de préjugés ou même de tirer sur des gens avec une arme. J’ai eu un futur quand même. Pas comme mes frères aînés qui sont soit morts à cause des drogues et de l’alcool ou vivent dans l’enfer des HLM en banlieue haïssant les Noirs, les Juifs, les Indiens. Des racailles. Si jamais, mes nièces et neveux m’appelaient, je crois que je répondrais avec un accent étranger afin qu’ils ne me reconnaissent pas. »
Apprendre à lire et écrire à l’âge de 16 ans, en prison, était « la plus grande mobilité sociale » que Bird estime avoir reçu. Une chose à laquelle personne ne croit plus aujourd’hui. « Apprendre tard marque plus fort une vie et permet par exemple de ne plus être raciste. » Après une candidature indépendante à la Mairie de Londres en 2008, il écrit maintenant un livre sur le district de Notting Hill, son lieu de naissance, « un endroit d’une pauvreté abjecte où s’imposait une idéologie fasciste de droite. » Sa femme a des origines indiennes, et deux enfants âgés de trois et dix-sept mois qui portent des noms Sikhs. « J’ai appris à faire partie de la solution et non du problème. Mes enfants sont le résultat de la solution. »
Translated from John Bird: ‘I know what it's like to be prejudiced, drunk, imprisoned’