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Jeu de dupes en Afghanistan

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En soutenant l'alliance du Nord les Etats unis ont certes pu obtenir un avantage décisif sur le terrain, mais du même coup Bush a modifié l'équilibre politique du pays. Alors que les informations nous parviennent au compte-gouttes et complètement déconnectées les unes des autres, il n'est pas inutile de mettre tout ensemble pour esquisser un " tableau " du conflit.

Après la conclusion des accords de Bonn et plus de deux mois d'une guerre qui touche à sa fin, l'avenir se dessine en Afghanistan. Quels seront donc les effets de la politique américaine ? La quasi-victoire de l'Alliance du Nord, soutenue par les Etats-Unis semble a priori avoir donné raison à une telle politique, tout comme la constitution d'un gouvernement intérimaire et la chute de Kandahar. Or, prétendre cela serait se méprendre sur le choix totalement à courte vue des Etats unis.

En effet, il faut tout d'abord préciser qu'une telle option n'allait pas de soi au départ. Les Etats-Unis ont longtemps hésité avant d'aider l'alliance du Nord par des frappes aériennes, la prise de Kaboul entraînant nécessairement une modification de la situation politique du pays. Or il faut se souvenir que le début des frappes a tout de même été laborieux. Finalement, les américains, pour ne pas s'enfoncer dans le bourbier afghan, ont donc décidé de passer outre, obtenant ainsi un avantage décisif sur le terrain, à peu de frais. De même, l'intervention actuelle de leurs troupes sur Kandahar, puis maintenant sur Tora Bora n'est autre que le dernier épisode d'un show qui leur permettra de porter le coup de grâce sur des forces talibanes et d'Al-Qaida déjà bien entamées, avec peu de pertes et devant les caméras du monde entier. Les Etats-Unis ont donc accepté d'être les complices aveugles de l'alliance du Nord, pour le meilleur mais aussi pour le pire, comme le montre le bombardement de la prison-forteresse de Mazar e Charif.

Se faisant, le président américain n'a fait que pencher la balance d'un extrême, d'un camp, à l'autre, sans chercher un équilibre, ouvrant la voie non à la paix mais à un grand jeu politique à l'extérieur comme à l'intérieur.

Car cette offensive est avant tout le moyen pour bon nombre de grandes puissances de réinvestir le terrain de l'Afghanistan et de l'Asie centrale après une longue absence, face au Pakistan et à l'émancipation des populations asiatiques. La Russie en est le premier bénéficiaire dans ce secteur, en Tchétchènie, et en Asie Centrale, où elle avait été marginalisée depuis la fin de sa guerre d'Afghanistan et la dislocation de " l'empire ". Aujourd'hui incontournable, elle soutient l'alliance du Nord dans les négociations de Bonn. Dans une moindre mesure, l'Iran revient aussi à la table des négociations dans la région avec la composante chiites de l'alliance du Nord. Et accessoirement, la Chine réinstalle son autorité au Xinjiang. Le 11 septembre a donc crée une nouvelle compétition entre réseaux et Etats, mais a aussi redistribué les cartes dans les alliances entre Etats dans la région pour mener une politique qui elle est bien traditionnelle. Ainsi peut s'expliquer cette surprenante coalition composée des Etats-Unis, la Russie, la Chine, avec l'accord discret de l'Iran.

En outre, l'Alliance du Nord n'est qu'une coalition hétéroclite d'acteurs très différents les uns des autres, pas toujours recommandables : des ex-agents du KGB, des anciens communistes, des islamistes chiites, des disciples de feu le commandant Massoud, tout à la fois Ouzbeks, Tadjiks, Hazaras. Massoud le savait, mais vu les circonstances, il lui a fallu s'associer à ces hommes, face à un ennemi commun, les talibans. Ce n'est donc fondamentalement qu'une alliance militaire et en aucun cas politique. Après avoir joué un temps " collectif ", il y avait donc fort à parier sur un retour au jeu individuel au sein de l'alliance, sous la pression des soutiens respectifs et des ambitions individuelles. Malgré la constitution d'un gouvernement uni à Kaboul, se dessine déjà la constitution de zones, Ismaïl Khan à Herat, Dostom et Daoud qui se disputent le contrôle du Nord, les Panchiris à Kaboul. En ce moment s'effectue donc un retour à la situation antérieure de 1992-1996, quand des chefs de guerre, les mêmes qu'aujourd'hui, détenant leur zone d'influence, exploitaient sans vergogne leur territoire. Dès lors, comment peut-on croire qu'un gouvernement provisoire pourra fonctionner ?

Les incertitudes de la conférence de Bonn

De ce point de vue, la conférence de Bonn est une vaste et édifiante fumisterie. A la table des négociations, le groupe du roi Zaher Chah, soutenu par les occidentaux, l'alliance du Nord soutenue par la Russie et le groupe de Chypre soutenu par l'Iran. Parmi eux un seul groupe est ancré sur le terrain, l'Alliance du Nord. Les tribus pachtounes ne sont guère enclines à se laisser diriger par des troupes commandées par les autres minorités du pays. C'est à ce dernier impératif, rééquilibrer les forces que devait d'ailleurs répondre la conférence de Bonn. Hamid Karzaï, pachtoune ayant fait ses études en Inde, et réfugié au Pakistan a été nommé pour rééquilibrer la balance en représentant les intérêts des Pachtounes, …et du malheureux Pakistan avec qui il faut composer. Or, très " occidentalisé ", il ne fait même pas l'unanimité des Pachtounes. En outre, il faut bien donner un siège à la tête de ce pays au petit monde qui garde la maîtrise du terrain. L'administration et les ministères clés ont donc été dévolus à l'alliance du Nord, en particulier sa composante tadjike du Panchir, soutenue par les Russes. Déjà dénoncé en interne par Dostom et Khan, sans postes ministériels, et remis en cause par les luttes des chefs de guerre pour le contrôle de Kandahar, le gouvernement semble mal parti. Désormais qui peut croire qu'une telle coalition peut perdurer et représenter un quelconque ordre pour l'Afghanistan. Les cadres qui entourent le roi ont fui le pays depuis bien longtemps et sont incapables de gouverner éloignés des réalités, même si le roi bénéficie d'une certaine légitimité. Désorganisé, sans aucune centralisation, cet Etat ne peut que laisser prospérer des potentats locaux. Sa zone d'influence risque fort de se limiter autour de Kaboul. La manne financière évite encore les ruptures mais de son coté chacun entretient son armée. Dès lors, comment aussi imposer une force de l'Onu a des pouvoirs locaux qui n'en veulent pas, sauf pour une mission a minima ? On a déjà du mal à faire venir des troupes anglaises sur l'aéroport de Bagram ou des troupes françaises à Mazar e Charif…

Face à toutes ces incertitudes, les Etats-Unis, après avoir fait la guerre, ne semblent pas vouloir encore une fois assurer le " service après vente ". Le terrain est déjà occupé et il sera difficile d'en chasser les prétendants. Ni roi, ni alliance du Nord, c'était une force internationale et impartiale qu'il aurait fallu installer là-bas pour reconstruire un Etat, recréer des fonctionnaires compétents et responsables (a population afghane ayant totalement sombré dans l'analphabétisme après 20 ans de guerres), et moderniser cette société en douceur en redonnant plus de place aux femmes afghanes qu'elles ne pourraient en espérer dans un gouvernement de l'alliance du Nord. Le règlement du problème à Bonn non par les afghans eux-même, mais par des exilés, est un mensonge qui sert le grand jeu. En Afghanistan, ni bons, ni méchants, il y a des acteurs qui jouent leur jeu. Les américains en intervenant unilatéralement et en soutenant n'importe qui, selon leurs intérêts immédiats, que ce soit le Pakistan dans les années 90 ou maintenant l'Alliance du Nord, ont déjà ruiné tout espoir de changement.

De même, la lutte contre le terrorisme international est un enjeu trop important pour ne le laisser qu'à un seul Etat. Le rôle de l'Europe dans ces deux cas est de mettre fin à la politique du " un seul doigt sur la gâchette " et de s'unir pour promouvoir d'autres solutions. Car une chose est sûre, une guerre contre le financement et une opération internationale aurait sûrement été plus efficace qu'une brutale opération militaire unilatérale, qui loin de créer un équilibre, ne peut que prolonger le cycle de violence et d'instabilité dans lequel de pays se trouve depuis plus de vingt ans. Le retour des chefs de guerre et les attentats contre des journalistes, les petites guérillas, ainsi que la réapparition de la culture du pavot à nouveau tolérée dans les campagnes en sont la preuve. Sous les cendres encore fumantes de la guerre, l'incendie couve encore.