Jeremy Deller : «De l’art concept»
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Jean-François NominéPolitiquement remonté, mais pas trop. L’artiste Jeremy Deller, lauréat du prix Turner 2004, parle de la culture populaire en Angleterre, des critiques d’art et du chômage. Il a carte blanche à Paris, en direct du Palais de Tokyo.
« Mauvais trip : Andrew a du mal avec les gros. Pris entre Stacey et moi. Andrew l’a marié. On couche et puis ? Tout ce qu’il faut : un enfant, une maison, de l’argent. » Grand soleil sur la terrasse du Palais de Tokyo, musée parisien et branché côté art contemporain. Jeremy Deller cite à haute voix le Guardian. Le journal anglais publie des petits papiers trouvés dans la rue par des lecteurs. « En voila une superbe, une vrai liste de course ! », lance-t-il : « Me convaincre que je ne suis pas follement amoureuse de lui. »
A l’intérieur du Palais de Tokyo, la révolution industrielle anglaise est illustrée au tout début de l’exposition. Jeremy Deller, ce rejeton des quartiers nord de Londres a passé l’été à préparer cette « carte blanche », la deuxième d’une série de six projets, laissant toute liberté à un artiste connu. Dans les coulisses D’une révolution à l’autre, on a l’impression de pénétrer un champ de foire. Des mètres carrés d’espace libre vous invitent à parcourir des espaces plus vastes encore où des représentations du rock français côtoient de la musique électro soviétique. Des banderoles syndicales britanniques descendent du plafond comme un éclair, alors que des techniciens encliquettent différentes structures au sol.
Palais de Folk-yo
« Cette expo n’a pas de thème massif », nous explique cet ancien étudiant en histoire de l’art, installé sur la terrasse du musée. Il porte d’épaisses lunettes de soleil, un veston blanc et des chaussettes d’un jaune pétant dans des sandales ouvertes. « Quand je suis venu la première fois, j’étais submergé par la taille des lieux, cela m’a effrayé un peu. L’acoustique m’a semblé un peu spéciale », se souvient-il. Un pause, puis, Jeremy Deller, 42 ans, dans le costume de commissaire d’expo, reprend : « Tu réussis à coacher ta première expo carte blanche en faisant ce qu’il faut pour aller au bout. Tu prends ton idée et tu vois jusqu’où tu peux la mener. C’est important de montrer des choses qui ne se sont jamais vues », explique-t-il notamment, pour justifier son amour consommé des Russes et de la musique électronique.
« Je fais du mieux que je peux et puis je passe à un autre projet. Même si les critiques sont bonnes, je n’aime pas trop le savoir »
Jeremy Deller déteste en général les articles des critiques d’art, surtout quand l’exposition ouvre deux jours plus tard. « Mon travail peut très bien être mal reçu ! Je fais du mieux que je peux et puis je passe à un autre projet. Même si les critiques sont bonnes d’ailleurs, je n’aime pas trop le savoir. Je ne m’aime pas en photo ou me voir en film ou entendre ma voix enregistrée. Cela met un peu mal à l’aise, si vous voyez ce que je veux dire. »
Nous continuons à causer. Deller se met à plaisanter un moment pour survoler les « quelques petites choses » qu’il a faites depuis le prix Turner, la récompense britannique en art contemporain le plus médiatisée. Il l’a reçu en 2004. « L’art populaire et domestique que nous reproduisons ici dans cette exposition n’est pas muséographique, explique-t-il, mais s’intéresse bien plus aux gens qui créent au quotidien. Cela parle de passe-temps, de spectacles de rue, tout ce qui se produit en dehors d’une galerie tout en ayant un côté artistique : la décoration d’un gâteau, les concours de thé, les manifestations. J’ai toujours aimé ça. » Un œil français pourra-t-il jamais apprécier les images qui célèbrent ici les concours de grimaces anglais ? « Ils n’aiment pas ça, ou ça ne se voit pas, suppute Deller, je parie que tout se passe en France avec certaines formes, costumes, danse et tout… »
Politiquement artiste
Un torrent d’ailes nous interrompt : une envolée de pigeons fond sur la table d’à côté qui vient de se vider. Ils picorent les fourchettes et les restes dans les assiettes. Nous survolons un instant ce moment hitchcockien et revenons ensuite à la période post prix-Turner. « C’est quelque chose de formidable et d’extra de gagner. Cela ne m’a pas changé. Si tu as les pieds sur terre, cela importe peu quoi qu’il arrive. Un prix change peut-être plus la façon dont les gens t’abordent, mais c’est simplement marrant. Mon ami Alan (Kane) ne m’aurait jamais laissé devenir complètement prétentieux », lance-t-il enfin. C’est avec cet artiste également britannique, qu’il a créé à Egremont, le 30 foot Greasy Pole, un mât de cocagne, érigé en 1999.
La plupart des réalisations de Deller qui ont été remarquées tournaient autour de Turner Time. En 2004, pendant les élections européennes, son défilé intitulé Manifesta 5 : Parade, à San Sebastian, voulait « refléter ce qui se passe dans la vie » des locaux, espagnols et basques, figurants dans cette performance. Il pense remonter un autre défilé, l’année prochaine, en Grande-Bretagne, par coïncidence juste avant les élections européennes de juin. « Je ne m’en étais même pas rendu compte, remarque-t-il, ça n’excite pas tant que ça les Britanniques ou les Français… »
Selon lui, les propos de Jeremy Deller ne sont pas plus politiques que ceux de quelqu’un d’autre : « Dans les années 90, l’art britannique était globalement dépolitisé, et je ne me souviens pas pour qui j’ai voté pendant les municipales londoniennes en mai, sauf que c’était un vote protestation contre Boris Johnson. » Mais il en convient finalement : les autres lauréats de son prix étaient moins politisés. Son projet était une excursion documentaire dans le Texas de Bush. « Les Britanniques sont tout de même politiquement plus ouverts qu’ils ne le sont aux États-Unis », où il a enseigné pendant un an, à San Francisco.
Du chômage à l’art conceptuel
« Les Britanniques sont assez bien informés de la situation dans le monde, mais les médias sont affreux. Et je ne pense pas pouvoir dire que mes travaux aident à améliorer cette ouverture politique, je ne peux pas m’en vanter. » Jeremy Deller n’enseigne pas en Grande-Bretagne parce que la société est trop chronophage, britannique et bureaucratique. « Cela n’est pas vraiment mon univers : j’aime la musique, mais je ne joue pas d’instrument, j’aime l’art, mais je ne sais pas dessiner », explique-t-il en riant. « Par chance, il existe ce qu’on appelle l’art conceptuel, où il n’est pas nécessaire de savoir parfaitement dessiner, pour être un artiste. J’ai tout bonnement de la chance. Tout le monde peut se faire connaître au début. Après il faut juste savoir prolonger cette renommée pour ce qu’on peut appeler faire carrière. »
Ses parents, désormais retraités, ont cherché à l’aider à se trouver pendant ses années de chômage : « Sans guère de succès. A l’époque, quand tu sortais de la fac, ça n’était pas un problème d’être au chômage, tu n’étais pas le seul. J’ai perdu pas mal de temps. Voilà pourquoi probablement, j’essaie de rattraper le temps, de faire tout ce que je peux. Du coup, je travaille d’arrache-pied. » Mais notre époque est différente : « Il y plus d’ordinateurs, d’étudiants et d’école des beaux-arts, et on dirait qu’il y a plus de galeries. » Cependant, il ne conseillerait pas à des artistes en herbe de partir de rien comme lui. Mais ne serait un exemple pour personne.
D’une révolution à l’autre. Carte blanche à Jeremy Deller avec Ed Hall, Alan Kane, Scott King, Matt Price, William Scott, Andrei Smirnov, Marc Touché, White Columns. Au Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson, 75116 Paris.
Translated from Jeremy Deller: the British artist who likes art, but can’t draw