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Jean-Marc Turine : « les épandages de dioxine au Vietnam constituent un écocide »

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Bruxelles

À partir du 29 octobre, la Cinematek de Flagey projette le film documentaire du réalisateur et écrivain Jean-Marc Turine, Liên de Mê Linh ou guerres et crimes de guerre, témoignage poignant consacré aux enfants vietnamiens victimes de la dioxine déversée à flots par l'armée américaine durant la guerre du Vietnam.

Ancien producteur indépendant à France Culture pendant 10 ans, réalisateur et écrivain éclectique et militant, Jean-Marc Turine est à l’origine des documentaires radiophoniques Marguerite Duras, Le ravissement de la parole (2003) et Crimes contre l’Humanité (2000), tous deux récompensés par l’Académie Charles Cros. En outre, il a publié une série d'ouvrages, dont Le crime d'être Roms, paru aux éditions Golias (2005).

Poétique, pudique et triste, sans jamais être larmoyant, son dernier film Liên de Mê Linh ou guerres et crimes de guerre fait suite à la publication d’un livre et d’une d’émission radio sur France Culture. Le réalisateur y dénonce les crimes tus dont se sont rendus coupables l’armée et le gouvernement américains de 1961 à 1975. Durant cette période, outre le déluge de napalm déversé sur le territoire vietnamien, l’aviation américaine a largué plus de 72 millions de litres d’un herbicide à base de dioxine, « l’agent orange », produit entre autres par Monsanto, dont l’objectif était double. D’une part, par l’utilisation de l’agent orange, l’armée américaine souhaitait défolier les forêts afin de dégager les champs de combat, d’autre part détruire les récoltes dans le seul but d’affamer les populations locales et de briser la résistance communiste.

Or le composé de ce défoliant s’est avéré provoquer maladies et mutations chez les habitants des régions touchées. Depuis plus de trois générations, des milliers d’enfants naissent ou deviennent lourdement handicapés, que ce soit physiquement ou mentalement, et ce dans l’indifférence internationale. À l’issue de la projection en avant-première de son film, Jean-Marc Turine a partagé son témoignage et aussi sa vision quant à son travail dans un entretien donné à Cafébabel.

Cafébabel : Considérez-vous votre film avant tout comme un témoignage ou un acte militant ?

Jean-Marc Turine : Oui, je revendique l’aspect militant, car les épandages de l’agent orange et l’action américaine au Vietnam constituent un crime dont on ne parle pas. Si ce crime avait été commis par les Soviétiques ou les Chinois, il est certain que l’on en parlerait bien plus. Mais il a été commis par les Américains. Il s’agit du plus grand crime commis depuis la Seconde Guerre mondiale, dont les conséquences touchent maintenant la troisième génération [des populations du centre et du sud du Vietnam]. C’est un écocide, le premier écocide et le seul écocide de l’Histoire. En plus des épandages, il ne faut pas oublier que l’équivalent de quatre fois le tonnage de bombes larguées pendant la Seconde Guerre mondiale en Europe et en Asie a été lâché sur un territoire plus petit que la France. Rien que la région entre le centre et le sud-est du Vietnam a reçu pendant un mois l’équivalent du tonnage de bombes de la Seconde Guerre mondiale. C’est hallucinant comme chiffre !

CB : Puisqu’il s’agit d’un film militant, pourquoi ne pas le projeter devant la classe politique ? Pensez-vous que celle-ci puisse jouer un rôle en vue de conscientiser les citoyens ?

JMT : C’est plutôt au distributeur qu’il faudrait poser cette question. Mais bien entendu, j’aimerais bien que nos ministres se saisissent du sujet. Mais Charles Michel par exemple ne sait - peut-être - même pas que la guerre du Vietnam a existé et s’il le sait, il dirait comme son papa : « mais vive les Américains ! ». Non, je n’ai aucun espoir, je n’ai aucune attente du côté de la classe politique belge. Ceci étant dit, la classe politique française est pire encore avec des gens comme François Hollande ou Manuel Valls. Non vraiment, c’est mal parti pour la France. Certes, un type comme Jean-Luc Mélenchon pourrait se saisir du sujet. En Belgique, crois-tu qu’un Elio Di Rupo prendrait ça en compte ? Jamais ! Pour prendre un exemple, je me suis battu avec Elio Di Rupo pendant des années pour qu’il considère la situation des Tsiganes et des Roms en Belgique. Et il ne m’a jamais répondu.

CB : Et au niveau de l’Union européenne ?

JMT : Pour l’Union européenne, je peux prendre l’exemple des Tsiganes. J’ai écrit un livre sur les Tsiganes et fais huit heures d’émission radio sur la RTBF et France Culture sur le sujet. En 2005, suite à cela, avec un ami député européen socialiste, Alain Hutchinson, nous avons eu l’idée de faire un week-end d’information sur les Roms au Parlement européen. Qui a bloqué d’après toi ? Les socialistes français ! La ville de Bruxelles nous mettait à disposition la place du Luxembourg, bloquait pour nous la circulation et fournissait une scène pour les concerts. On avait le projet de faire venir des musiciens de toute l’Europe. Mais les socialistes français du Parlement européen ont dit stop sans donner de raison.

CB : Revenons au film. Connaissez-vous la position des différents États membres de l’Union européenne vis-à-vis de l’agent orange et de ses conséquences sur la population vietnamienne ?

JMT : Ils n’en pensent rien ! Si on en pensait quelque chose, on en parlerait. Comment veux-tu que la petite France, la petite Allemagne, la petite Belgique disent aux États-Unis « mais qui va payer pour votre crime ?». On dit bien que Bachar el-Assad, Saddam Hussein, Mouammar Khadafi commettent des crimes. « Mais non, pas les États-Unis, ils ne commettent jamais de crimes ! ». Le véritable enjeu, ici, est d’atteindre les vétérans américains, les associations de vétérans américains qui sont susceptibles de se saisir de cette question. Je n’attends strictement rien de rien des politiques belges, français, néerlandais. D’ailleurs, Monsanto, qui est à l’origine de la production de l’agent orange, est régulièrement condamné, mais rien ne bouge.

CB : Alors que faire ?

JMT : Je ne me fais guère d’illusion. Ce que j’espère en revanche, c’est que le film soit diffusé dans les écoles. Mes petits-enfants qui ont 13 ans ont vu le film. L’un d’entre eux l’a proposé à son professeur qui a accepté de le projeter. Un débat avec les 20 élèves de la classe s’est tenu à la suite. Ça, c’est important, il faut que les enfants prennent conscience de ce qu’est un acte criminel… Si mon film devait être diffusé dans les classes scolaires, j’en serais ravi. Ici, à Flagey, il y a 16 projections, ce qui est très bien. Il y a une véritable volonté politique qui est là. En revanche, ce film a été pour le moment refusé dans 16 festivals en Belgique et en Europe. Sans aucune explication. Ou sinon, on te dit qu’il y a déjà trop de films en lice. Seize festivals, un record !

Il ne faut pas oublier que la guerre s’est terminée en 1975, or les premières associations de vétérans ont été fondées en 2001 seulement. Entre temps, silence total, chape de béton sur le crime américain. On voyait les victimes pulluler et on ne voulait pas le dire ! C’est grâce à l’action des premières associations européennes consacrées à ce fléau mais aussi à celle des associations de vétérans américains que le sujet a fait surface.

CB : D’après vous, quel est l’avenir du cinéma militant ?

JMT : Il n’y a pas d’avenir. Un espoir quand même, on a reçu 65 000 euros de la commission des Finances, et ce, dès la première lecture. Ce que j’espère, c’est que ce film soit piraté le plus vite possible et au maximum ! Quand j’ai vu le directeur de la télévision vietnamienne à Hanoi, il m’a remercié pour le film. Et c’est le but ! Ce film permettra peut-être aux Vietnamiens d’avoir un autre regard sur le sort qui leur a été réservé. Grâce à ce film, on dépasse la froideur des chiffres et le regard objectif. Ce fut un émerveillement à Hanoi. Pourtant, je craignais, car c’est un sujet qui les touche directement. Ils vont le diffuser sur la première chaîne nationale, cela représente 2 à 3 millions de téléspectateurs. Le même soir, le film sera diffusé sur la chaîne de la diaspora vietnamienne dans le monde entier. On peut espérer 4 à 5 millions de téléspectateurs en plus.

CB : Espérez-vous que ce film participe à une prise de conscience nationale ?

JMT : Exactement, c’est tout mon travail. En 30 ans, j’ai travaillé sur la communauté Rom, puis sur les Comores. Moi, je ne dissocie pas l’écriture du travail politique. D’abord parce que je ne suis pas romancier. Mon intime conviction, c’est de foutre un maximum de coups de pied au cul à la société et de refuser le statu quo. Faire ce genre de films permet de mettre les pieds dans le plat. Je ne suis pas le seul à travailler sur le sujet, mais un tel documentaire alerte une série de personnes qui ne sont pas nécessairement au courant.

CB : Dernière question. Est-ce que vous connaissez la tendance des effets de la dioxine pour ces enfants et les générations qui vont suivre?

JMT : Oui, cette tendance est exponentielle, les effets de la dioxine vont toucher la huitième, voire la dixième génération. Nous parlons ici de mutations génétiques. On pourrait éventuellement avoir des traitements, mais personne ne sait quelle est la composition exacte de la dioxine utilisée au Vietnam. Il existe des laboratoires à Marseille qui y travaillent, mais tant qu’on ne connaît pas la composition exacte et complète, il n’y a rien à faire. Ce qui est terrible, c’est que les effets peuvent se déclarer tard. La sœur cadette de Lam [l'enfant né sans jambe] allait très bien. Mais aujourd’hui, à 13 ans, alors qu’elle est en pleine adolescence, il est possible que la maladie se déclare et que des mutations apparaissent. Le nombre de parents qui te disent « mon enfant était normal, puis la maladie s’est lentement développée » est considérable. Pour le jeune qui souffre d’une tumeur à l’œil [l’un des malades interviewé dans le documentaire], la maladie s’est déclarée au troisième mois. Il n’est pas né comme ça ! Les symptômes peuvent apparaître autant au sixième mois qu’à la puberté.

Retrouvez les dates de projection sur le site web de la Cinematek de Flagey : http://www.flagey.be/en/program/16294/lien-de-me-linh-ou-guerre-et-crimes-de-guerre/jean-marc-turine

Propos recueillis par Pascal Hansens et Laura Leprêtre