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Jasmila Žbanić, réalisatrice bosnienne : «Nous avons toujours peur les uns des autres»

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Culture

Réalisatrice engagée, Jasmila Žbanić 36 ans, a le regard intense et la gestuelle toute balkanique. Son premier long métrage GrbavicaSarajevo, mon amour »), du nom d’un quartier de Sarajevo, retraçait le quotidien d’une femme et de sa fille, issue d’un viol perpétré durant la guerre en ex-Yougoslavie. Petit budget, gros succès, le film décroche l’Ours d’Or lors de la Berlinale 2006.

Avec son nouvel opus Le Choix de LunaNa Putu»), sur les écrans le 9 février en France, Žbanić dépeint une certaine jeunesse bosnienne colorée et ardente, à travers l’histoire d’un jeune couple confronté à l'islam radical.

cafebabel.com : Le cinéma a toujours été une vocation pour vous ?

Jasmila Žbanić : Oui, j’ai toujours voulu faire du cinéma. Petite, je tournais déjà des petits films d’anniversaire ou dans la rue avec la caméra de mes parents. Mes parents étaient économistes, ils n’avaient rien à voir avec le milieu artistique. A l’époque de l’ex-Yougoslavie, les enfants, dès leur plus jeune âge, étaient sensibilisés à l’art : les musées étaient gratuits, tout comme les spectacles et les cinémas. La culture ne coûtait rien. Plus tard, j’ai suivi des études de cinéma à l’Université. C’était pendant la guerre, il n’y avait pas d’électricité ni de salle de projection. Etudier à l’époque semblait un peu absurde. C’est d’ailleurs peut-être le sens de la dérision qui caractérise le mieux la filmographie des Balkans.

cafebabel.com : Pourquoi « Grabvica » ?

Jasmila Žbanić : J’avais 17 ans lors de la guerre et nous avions tous entendu parler des viols de masse perpétrés par les « Chetniks » (combattants serbes, ndlr) dans l’Est de la Bosnie. Durant le siège de Sarajevo, je me disais que si les Serbes parvenaient à entrer dans la ville, nous serions toutes violées. Cette pensée ne cessait de m’obséder. J’avais toujours eu cette idée romantique de deux personnes faisant l’amour. Mais là, cela n’a rien à voir avec l’amour ou la beauté, le sexe devient une arme de guerre. Comment avoir une érection juste par haine ? J’étais très en colère lorsque j’ai écrit le script du film. Pour des femmes de confession musulmane, pour leur famille où le sexe est assimilé à un péché, il a été impossible de se reconstruire après-coup. Je trouve cette souffrance des femmes tellement injuste, cette stratégie d’humiliation…

cafebabel.com : La guerre peut-elle être une source d’inspiration ?

Jasmila Žbanić : La guerre n’est jamais une source d’inspiration. On essaie simplement de survivre à son poids. C’est une situation extrême qui n’est pas recouverte d’un quelconque vernis culturel ou d’éducation. La guerre en dit beaucoup sur la personne humaine. A la rigueur, cette expérience permet peut-être de cultiver une certaine perspective pour raconter des histoires. Durant la guerre, tout le monde avait l’impression que la culture devait néanmoins être protégée. Juste après, il y a eu une certaine vague d’énergie créative. Cet enthousiasme est un peu retombé aujourd’hui, nous sommes devenus plus réalistes. Je ne crois pas qu’il existe un véritable cinéma bosnien. J’ai parlé des viols de guerre, de l’amour, de la religion, des relations hommes femmes : chaque film a changé mon regard sur le monde. J’aimerais pouvoir dire que je fais des films comme une thérapie mais je n’y crois pas. Réaliser m’aide à construire ma propre vie.

cafebabel.com : Et aujourd’hui, quinze ans après les Accords de Dayton, que pensez-vous de la situation en Bosnie ?

Jasmila Žbanić : Il reste très difficile de reparler de la guerre, surtout avec des gens qui ne l’ont jamais vécue. Le fait que le cinéma serbe par exemple évite de traiter du conflit en Bosnie en dit long. Vivons-nous tous dans le même pays ? Pourquoi une telle ignorance ? Quinze ans après, il reste tout un travail de mémoire et de réflexion sur ce qui s’est passé et ce qui continue d’arriver dans le pays. Tant que des individus comme Ratko Mladic seront libres, cela rendra ce processus de guérison plus long. Le fait qu’il n’y ait aucun jugement pénal prononcé, c’est comme transmettre le message implicite, « ce génocide n’était pas si grave ». Accorder 49% du territoire de la Bosnie à la minorité serbe, c’est comme les récompenser pour le génocide. Les hommes politiques ou les médias continuent d’utiliser des images émotionnelles pour manipuler les communautés. Lors des matchs de football, on voit parfois des symboles nazis. Dans certaines écoles primaires, comme à Mostar, il y a toujours des horaires différents pour les élèves serbes et les bosniaques. Moi-même, je connais davantage de personnes à Berlin qu’à Banja Luca [capitale de la Republika Serpska, la république serbe de Bosnie, ndlr]. D’ailleurs, « Grbavica » n’a pu être projeté en Republika Srpska car j’y suis considérée comme « une ennemie des Serbes ». Le problème, c’est que nous ne nous connaissons pas et que nous avons toujours peur les uns des autres.

Photo : Une : (cc)Cien de cine/flickr