Jacques Barrot sur l’immigration : « Les Etats membres sont condamnés à la solidarité »
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Le 15 et 16 octobre, le paquet sur l'immigration sera discuté lors d'un Conseil européen. Le vice-président de la Commission européenne et commissaire en charge de « Justice, Liberté et Sécurité », commente le cheminement controversé de la politique de l’immigration de l’UE.
L’Europe a-t-elle besoin d’immigration ?
Oui. La situation démographique de l’Europe exige une migration qui doit être concertée. La vocation de l’Europe, c’est aussi une volonté de faciliter les échanges entre pays. L’immigration est à la fois une exigence économique et morale.
Début octobre, la chancelière Angela Merkel a remercié des immigrés de première heure lors de la cérémonie L’Allemagne vous remercie. Concevez-vous un tel événement à l’échelle européenne ?
Il y a beaucoup d’actes symboliques de ce genre qui peuvent être imaginés pour bien montrer aux immigrés qu’ils ont vraiment une place. Nous envisagerons probablement ce type de manifestation lorsque nous aurons écrit la nouvelle directive sur les conditions d’accueil des réfugiés.
La politique d’immigration européenne ne s’inscrit pourtant pas dans une logique de gratitude. Des voix critiques vous reprochent de construire une « Europe forteresse ».
Nous sommes sortis d’une période très sécuritaire où les frontières étaient devenues une obsession. Aujourd’hui, le pacte pour l’immigration que la présidence française a fait adopter, est un pacte équilibré où il y a à la fois le désir légitime de refuser l’immigration irrégulière et celui d’une Europe plus dynamique dans l’accueil des immigrés.
Par le passé, les 27 Etats membres ne trouvaient pas de consensus sur un projet commun sur l’immigration. Concrètement, comment avez-vous convaincu M. Zapatero de signer le pacte de l’immigration alors que l’Espagne profite à plein de l’immigration ?
M. Zapatero, comme la plupart des chefs d’Etat, sait bien que ce qui se passe dans un des Etats membres a des effets sur les autres Etats membres et que les Etats sont condamnés à la solidarité entre eux. Il est maintenant tout à fait partisan du pacte. Il y a une convergence de vue. Au moment où on parle de lutte contre l’immigration irrégulière, on attend de la Commission, des textes sur l’accueil des travailleurs saisonniers et des stagiaires rémunérés. En même temps, on réfléchit à un programme de réinstallation de réfugiés irakiens en Europe. Je ne suis pas du tout certain que cette volonté de fermeture, cette vision sécuritaire des flux migratoires soit la seule qui prévale.
Votre prédécesseur António Vitorino a dit lors d’une interview en 2004 qu’il ne faudrait pas « que le marché soit le seul critère de l’immigration ». Qu’est-ce qui a provoqué ce changement d’état d’esprit ?
L’immigration est quand même fondamentalement liée au marché du travail. Evidemment, il y a d’autres dimensions : le regroupement familial par exemple qui est prévu dans nos textes. Mais je ne vois pas quel sens aurait l’immigration si ce n’était pour les immigrés de trouver un emploi. Bien sûr, il y a les problèmes du revenu et du comblement du fossé entre les pays riches et les pays plus pauvres. Nous allons répondre par des accords bilatéraux et un partenariat pour la mobilité qui devrait nous permettre de lier immigration et développement.
Vous vous êtes dit favorable à une « Europe ouverte mais avec des règles du jeu très claires ». Dans la politique d’immigration actuelle, où se manifeste selon vous cet esprit d’ouverture ?
Tout d’abord dans l’encadrement juridique des migrations régulières avec la Carte bleue pour les travailleurs qualifiés qui auront la possibilité de venir en Europe, auront droit au regroupement familial, et qui en même temps permettront éventuellement par une migration circulaire de faire bénéficier leurs compatriotes des connaissances qu’ils auront acquises en Europe.
Ne s’agit-il pas pourtant d’immigration choisie si on utilise les immigrés comme des bouche-trous des marchés en Europe ?
C’est pour cela que nous souhaitons en même temps renforcer nos moyens de connaissance sur les besoins des Etats membres en travailleurs qualifiés et favoriser un observatoire de l’immigration en Afrique pour savoir ce qui est possible ou non dans chacun des pays africains, qui doit évidemment garder le bénéfice de ses travailleurs qualifiés. C’est pourquoi nous encadrons la migration régulière, des travailleurs qualifiés notamment, pour éviter qu’il y ait un pillage des cerveaux et des ressources humaines africaines et asiatiques.
N’y-a-t-il pas une contradiction aberrante entre la volonté européenne de criminaliser les immigrés illégaux (directive « retour ») quand les grands patrons profitent d’eux pour augmenter leurs bénéfices ? (Fanny Costes, 25 ans, journaliste française)
La directive « retour » ne criminalise pas. Elle encadre au contraire les procédures de retour des immigrés irréguliers. Elle prévoit notamment des conditions très strictes pour les procédures d’appel auxquelles ils peuvent recourir et encadre les conditions de détention. Elle va nous permettre progressivement d’exiger des Etats membres des conditions de détention plus convenables, et aussi de mettre la priorité sur des retours volontaires qui peuvent être incités financièrement par les Etats membres et pas uniquement par les expulsions.
La République Tchèque s’est opposée au projet de Carte bleue. Pour reprendre son argument, pourquoi faire venir des immigrés si l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark ou la Belgique n’ouvrent pas à leur tour leurs marchés du travail à tous les pays de l’UE ?
On a répondu à la République Tchèque que la mise en œuvre de la Carte bleue serait concomitante de l’ouverture des frontières allemandes et autrichiennes aux travailleurs tchèques. Le risque que mettait en avant la Tchéquie est ainsi un risque inexistant. D’autre part, le ministre tchèque a voulu consulter le Parlement et nous lui avons laissé le temps. Mais effectivement il y a une certaine contradiction. La Carte bleue rendra plus attractif le travail en Europe. Chaque pays sera en mesure de dire le nombre d’immigrés dont il estime avoir besoin. Mais le bon sens doit d’abord conduire à ouvrir les marchés du travail à tous les Européens.
L’immigration choisie ne sera-t-elle pas un frein à l’ascenseur social en Europe pour les autochtones ? (Fernando Navarro Sordo, 31 ans, journaliste espagnol)
Non, dans la mesure où les Etats membres doivent intelligemment faire appel à des ressources extérieures. Si c’est uniquement pour baisser les rémunérations et pour mettre en compétition les travailleurs qualifiés, ce n’est pas le véritable sens de la Carte bleue. Elle est là pour permettre à l’Europe d’être compétitive par rapport aux Etats-Unis pour certains travailleurs qualifiés dont nous n’avons malheureusement pas la disposition en Europe. Je crois qu’il faudra en effet faire attention aux abus d’usage de cette Carte bleue. J’ajoute qu’en même temps nous luttons contre ceux qui emploient des travailleurs clandestins en les sous-payant et en les faisant travailler dans des conditions inacceptables. Il faudra éviter que le populisme s’empare de ces peurs et ne conduise à la fermeture des frontières en Europe.
L’Islam est perçu par certains comme incompatible avec les valeurs européennes de démocratie, de paix et d’égalité des sexes. Comment se positionne l’UE par rapport à cette problématique ? (Roman Moravcik, journaliste slovaque)
Cette manière de voir l’Islam antagoniste avec les valeurs européennes est une vue totalement partiale et erronée. L’Islam est une religion monothéiste qui me paraît compatible avec nos principes de laïcité. Ce qui ne l’est pas, ce sont tous les fondamentalismes, pas seulement islamiques, qui veulent ségréguer et exclure les autres religions. Dès lors que le pluralisme est accepté par l’Islam, en tout cas en Europe, l’Islam est le bienvenu. Ce qui est vrai, c’est que nous lutterons toujours contre le fait que dans le milieu islamique les communautés chrétiennes ne soient pas toujours respectées comme elles devraient l’être. Mais ça, c’est propre à un certain nombre d’états islamiques, ça n’est pas le propre de l’Europe. L’Europe est en faveur du pluralisme religieux et évidemment tout Islam qui veut être présent en Europe doit accepter ce pluralisme.