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Istanbul et Twitter : l'institut des esprits créatifs

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CultureSociétéStyle de vie

En Turquie, le troisième pays sur Facebook, des mots comme « blonde » sont interdits dans les noms de domaines, et après minuit, Twitter regorge de sonnets romantiques 2.0. Le pays se situe à l’aube d’un changement fondamental.

Les jeunes acteurs du changement d’Istanbul se servent de ces outils internet, limités, pour proposer des idées fraîches à une société « hors ligne », qui se débat sous une liberté d’expression cadenassée.

Les senteurs du marché au poisson de Karakoy nous conduisent sur les quais, où le serveur regrette que pas un café turc ne soit là pour optimiser la vue exceptionnelle qu’offre la Corne d’Or. « Ce n’est pas visionnaire », rigole Engin Önder, étudiant en publicité de 20 ans. Il est membre de l’ Institute of creative mindsInstitut des esprits créatifs ») d’Istanbul (ICM). Tous ont la vingtaine, et le groupe derrière le réseau de professionnels créatifs a « fait sortir les médias sociaux », il y a deux semaines. Leur branche de journalisme civil « 140journos » a projeté un débat Twitter en direct, #notonuclearenergy contre #yestonuclearenergy, directement sur un monument célèbre, la tour Galata. L’opération a laissé une marque indélébile sur les rues d’Istanbul. Le lieu où les manifestations contre les lois du pays sur le terrorisme avaient été étouffées est devenu un forum public, pour un débat à travers les médias sociaux, le 30 juin.

Massacre, médias : tester les limites

« Tahrir a été un grand signal d’alarme pour tout le monde », dit la journaliste Ahu Özyurt, qui a arbitré le débat sous Galata. Nous parcourons les gros titres des journaux, depuis une terrasse sur les toits, près de la place central Taksim : le gérant du palace Topkapi, des enfants mariés, un professeur sorti de prison, le Premier ministre ; aucun signe des protestations kurdes dans l’actualité. Les journalistes turcs pratiquent ouvertement l’auto-censure pour ne pas être renvoyés, condamnés à payer une amende ou emprisonnés. Özyurt, blogueuse sur le site d’information indépendant Gazeteport.com, pense que c’est un phénomène de génération limité aux médias dominants. La situation pourrait changer si les citoyens, comme les entrepreneurs des médias sociaux, « testaient un peu plus les limites » ; particulièrement en Turquie, où 50% des 75 millions d’habitants ont moins de trente ans.

Ils se tiennent devant un ancien bâtiment ottoman laissé vacant où les garçons utilisent une pièce pour travailler. Nous sommes à Beyoglu, un quartier affecté par l'interdiction d'alcool.

À Karakoy, Önder esquive les vagues qui s’écrasent sur le rivage et éclaboussent nos pieds de temps à autre. « Nous avons le pouvoir de générer du contenu en direct, digne d’intérêt, en temps réel. Faisons-le dans des lieux publics, où les voix ne sont pas entendues, et détendons le journalisme », dit Engin, exprimant l’idée originale de son collègue Cem Aydogdu. Lancé en 2010, le groupe expérimental pousse ses idées de plus en plus loin des cours d'entrepreneuriat de l’Université. Önder, Safa Soydan et Ogulcan Ekiz ont développé ICM en bloguant en direct depuis des conférences sur le Printemps Arabe pendant leurs études aux États-Unis. L’approche des médias - muets sur le massacre ayant eu lieu dans la commune principalement kurde d’Uludere en décembre 2011 - était diamétralement opposée à la tempête twitterienne qu’ils ont suivie depuis Washington.

Le fils d'Erdogan fut très actif pendant la campagne de 2011, selon Ahu Ozyurt.Mais l’auto-censure ambiante peut aussi s’étendre jusqu’aux médias sociaux. « En Turquie, les médias sociaux étaient plutôt orientés sur les célébrités, puis ils sont devenus politiques, mais on ne peut toujours pas vraiment retweeter des infos kurdes », dit Ahu, qui se rappelle ne pas avoir pu traiter le sujet du massacre d’Uludere, un « point décisif pour les médias turcs ». « Nous avons appris les nouvelles sur Twitter à 4h du matin. La déclaration officielle est arrivée à 20h. 34 personnes étaient mortes. Ça a été le grand tournant pour Twitter. Le gouvernement a commencé à s’y intéresser. Mais les médias sociaux nous ramènent aussi au débat de comptoir. Je ne crois pas que le gouvernement veuille les censurer (bien qu’en août 2012, la rumeur court que le gouvernement prévoit de rendre Facebook et Twitter "indisponibles à certains moments", ndlr). Les gens vont sur Twitter pour des choses légères. »

Séisme et communauté

À Cihangir, un quartier près de Taksim qui héberge les artistes et les célébrités, le twitt-activiste Guray Gursel relie l’augmentation des ventes de smartphones dans le pays à la montée de l’activisme via les médias sociaux. Sous le nom de « Burus Vilis », le musicien de bar devenu « phénomène » des médias sociaux présente une chronique radio hebdomadaire sur les sujets à la mode. En ce moment, le top trois comporte #happybirthdayspongebob, #bigbanggroup et #lookafteryourfreedom sur le festival de musique « One Love » de ce week-end. Parrainé par la seule marque de bière du pays, Efes, l’alcool y est interdit pour la première fois. C’est un parfait exemple du paradoxe entre la Turquie « hors ligne » d’aujourd’hui, et la place que la voix connectée de la jeune Turquie y prend. Vilis illustre l’importance de la « communauté » sur Twitter en évoquant les opérations de sauvetage organisées et retweetées sur le site de microblogging pendant le séisme de Van en 2010, l’année de sortie de l’iPad.

Les 25 millions d’utilisateurs turcs prospèrent en ramenant les médias sociaux dans les communautés réelles, comme l’illustre parfaitement la start-up zumbara. Aysegul Guzel, 29 ans, a quitté son emploi de consultante et employée d’une grande chaîne de vente au détail pour mettre en place un site de Banque de temps en octobre 2010, inspiré par les « bancos del tiempo » de Barcelone, où elle vivait. Il n’y a pas de Silicon Valley à Istanbul, mais ce soir nous sommes en compagnie d’une dizaine de personnes à l’occasion de l’évènement Netsquared, intitulé « Utiliser la technologie sociale pour un meilleur changement social ». Des verres à thé turcs vides sont alignés sous les fenêtres, qui donnent sur le Bosphore. « La Banque de temps est plus flexible que l’économie de troc, puisque le coût du service est la quantité de temps qu’il a nécessité », dit Guzel. « J’ai pensé qu’il lui manquait un aspect technologique. » Dans le sud de la Turquie, la grand-mère comprend l’initiative « du temps, pas de l’argent » de sa petite-fille comme une adaptation 2.0 du rituel turc local d’ « imejhe » : 80% des start-ups turques sont liées à la culture turque, mais Guzel admet que comme elle travaille dans l’économie alternative, sa mission se trouve souvent réduite à un mouvement hippy.

Durant les cinq dernières années, le gouvernement turc a favorisé les abattements fiscaux pour les entrepreneurs.

« Il y a un manque de confiance envers le volontariat social. On le voit comme quelque chose de révolutionnaire », confirme Matthias Scheffelmeir, 28 ans, coordinateur national du réseau mondial d’entrepreneurs sur Ashoka Turquie. Sa plateforme changemakerxchange aide les entrepreneurs, dont Guzel, à utiliser les médias sociaux comme un outil pour changer les rouages du système de l’intérieur.

« Il y a un manque de confiance envers le volontariat social. On le voit comme quelque chose de révolutionnaire »

Comme « journos », Önder et cie ont passé l’année 2012 à « instagrammer » (de l’application Instagram, ndlr) ou tweeter des interviews audio, de la commémoration de l’assassinat de Hrant Dink au procès en cours contre Oda TV. Malgré leurs efforts pour faire la lumière sur les bêtes noires du Premier ministre Erdogan - un homme qui a taxé la jeunesse d’Istanbul d’ « immoralité rampante », selon un reportage de Ahu Ozyurt - ils travailleront avec son bureau sur une application de tourisme gastronomique. « Les gens prennent des photos de leur repas partout dans le monde, mais la nourriture turque est oubliée », dit Önder, alors que nous nous dirigeons vers le vendeur itinérant préféré du jeune homme pour un plat de pois chiche, riz et rognon, agrémenté d’Ayran. Je suis invitée à les suivre au Starbuck’s, pour recharger les divers appareils électroniques dont la batterie s’est vidée pendant nos discussions. La jeunesse turque était en grande majorité apolitique après le coup d’État militaire des années 1980. Aujourd’hui, ils sont les égaux des plus de 100 journalistes et 700 étudiants (principalement kurdes) derrière les barreaux, armés de smartphones, de tablettes et d’idées.

Cet article fait partie de la cinquième édition du projet phare de cafebabel.com pour 2012, la suite de « Orient Express Reporter », qui consiste à envoyer des journalistes des Balkans dans des villes de l’UE et vice versa, pour un équilibre mutuel des points de vue. Un immense merci à Burcu Baykurt et Derya Kaya.

Photos : Une courtoisie de © yaraticifikirlerenstitusu.com; Texte © NS

Translated from Social entrepreneurs, social media: how to innovate in Istanbul