Instagram : digérer ? Quel cliché !
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Alexandra BovioOn dit que certains mangent avec les yeux. Et c’est là, le point central. Qu’importe la saveur d’un aliment quand on peut se régaler avec une délicieuse photo. Une photo qu’on peut partager, dans un acte d’exhibition rédempteur qui ne fait rien de plus que fortifier les nécessités dans lesquelles la technologie et l’égo - équipe de choc - nous ont entraîné.
Il l'a fait pour la première fois dans ce restaurant intime du centre-ville. Ils fêtaient leur troisième anniversaire. Ils avaient choisi cet endroit pour deux raisons : l'établissement était suffisamment cher pour être à la hauteur de cet évènement et assez abordable pour qu’ils n’aient pas l’impression de vivre au-dessus de leurs moyens. Le cadre qui se voulait romantique de ce bistrot très français incitait une des personnes qui s’y trouvaient à immortaliser le moment. Jamais ils n’avaient autant payé pour un dîner, et les grandes occasions sont faites pour laisser une trace.
C’est pourquoi, au moment où le serveur, avec son sourire élégant et sa barbe parfaitement mal rasée, leur servit le mille-feuille de foie et sa pomme caramélisée - premier plat d’une liste bien trop longue - il ne put résister à la tentation de garder en souvenir l’essence de ce mets. Il sortit son téléphone, et sans y réfléchir à deux fois, pris une photo. Il lui sembla que le premier cliché ne rendait pas justice à la beauté du plat, alors il prit une autre photo. Seule l’insistance de sa compagne, qui avec un doux « ça va refroidir », put stopper sa frénésie photographique. Du moins jusqu’à l’arrivée du plat suivant. C’est ainsi que tout commença.
Les clics pas les calories
Ensuite vinrent les voyages. Dans son cas, il n’y en eut pas qu’un peu : un jeune aussi ouvert que lui, élevé sous l'influence du tout-puissant Ryanair, fréquentait chaque recoin du continent avec autent d'assiduité que de joie. Ainsi, chaque délice consommé à l’étranger était une bonne excuse pour sortir son téléphone et prendre une photo du mets succulent, sans que personne ne crut bon de le juger.
En tant que touriste, on a le droit de faire ce genre de choses, alors qu'en tant que natif on pourrait vite devenir ridicule. Lui, convaincu par sa conduite, s’émouvait à chaque fois qu’il regardait sur l’écran de son téléphone la photo des magnifiques spaghettis « cacio e pepe » qu’il goûta à Trastevere (quartier bobo-chic de Rome, ndlr). Ou le nombre incalculable de photos qu’il fit des galettes de sarrasin qu’il avait dévorées en Bretagne. Et que dire du hamburger du Corner Bistro à New York, lors de son premier voyage transatlantique, payé avec l’argent de sa bourse ? Quand ses amis et parents lui demandaient avec curiosité s’il pratiquait le tourisme gastronomique, il répondait toujours la même chose, en simplifiant le sujet : « la meilleure façon de connaître un pays c’est à travers la nourriture ». Peut-être avait-il raison. Bien qu’il n’avouât jamais que, à plusieurs occasions, son appétit fut rassasié par les clics et non pas par les calories, cachées au plus profond de la matière du défilé gastronomique.
Il finit par chercher de nouveaux restaurants dans sa ville. Des endroits où on lui proposerait des plats, des photos, que jamais il n’aurait vus auparavant. Que jamais il n’aurait pris en photo auparavant. Ses yeux, les yeux de son appareil photo, doublèrent sa bouche dans la course des sens. Il lui arrivait de retourner à un endroit, mais il ne reprenait jamais le même plat. Cela aurait signifié rater l'occasion d’obtenir une nouvelle photo, d’ajouter un nouveau trophée à sa collection particulière. Son obsession à conserver les fragments de la réalité gastronomique était telle qu'il changea son téléphone pour un autre avec une meilleure résolution. Un nouveau téléphone qui lui permettrait d’apprécier, tout en détail, chaque subtilité des mets. Il partageait avec ardeur ses conquêtes dans les réseaux sociaux, où un « j'aime » et un commentaire positif pouvait supposer une bien bonne digestion.
Finalement, ce rituel photographique se transforma en acte quotidien auquel il ne pouvait renoncer. Une déclaration de narcissisme gastronomique. Chaque chose qu’il mangeait, il la prenait en photo. Il ne ressentait aucune satisfaction digestive s'il ne parvenait pas à immortaliser la bouchée sur une photo, qu'il consommait autant de fois que son appétit photographique le désirait.
Il avait oublié la saveur des choses, mais il garderait toujours les photos. En fin de compte, le premier est éphémère et le second est relativement éternel. Peut-être qu’il ne se trompe pas, et que c’est nous qui avons fait le mauvais choix. Ou bien nous sommes peut-être tous comme lui. Qui n’a pas au moins une fois succombé au plaisir addictif de digérer des photogrammes ?
Cet article fait partie d'un dossier de fin d'année consacré au narcissisme et n'obéit donc qu'à l'envie forcément très égoïste des éditeurs de cafébabel de publier enfin ce qu'on leur a toujours refusé d'écrire. Retrouvez-le ici.
Translated from La digestión del fotograma