Inside Fraser Anderson
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« Un homme, une guitare. » C’est souvent de cette façon que l’on présente la musique de Fraser Anderson selon la pure définition du folk. Il y a évidemment bien plus derrière cet artiste écossais qui, en sortant enfin son troisième album, vient de signer l’arrêt de mort de deux décennies noyées dans la dèche. Récit d’une vie vécue dans les cordes, entre l’Écosse et un petit bled de l’Ariège.
Un homme qui marche dans le froid en se tenant le col avance péniblement dans la neige. Chargé comme un mulet, il pénètre sa guitare à la main dans la salle d’un théâtre vide. Sur la scène, il pince mécaniquement les cordes et chante à tue-tête les paroles d’une chanson triste. Puis, l’homme part aux toilettes le regard dans le vide avant qu’il ne s’arrête sur un message mal tracé sur l’un des murs. Un tag, qui dit : « What are you doing ? ».
« Une putain de légende »
Cette histoire n’est pas celle de Fraser Anderson. C’est celle de Llewyn Davis. Pourtant, le scénario écrit par Joel et Ethan Coen pour leur dernier film fait beaucoup penser à la vie d’Anderson. La musique d’abord. Belle, simple, directe, presque automatique. La loose ensuite. L’errance, le froid, la dèche et les salles vides. Quand le chanteur écossais reçoit, il n'a pas les traits d’un homme qui vient de traverser le désert. J’ai affaire à un type plutôt solide, bien apprêté, corseté dans un élégant gilet de costume. Il a taillé sa barbe mais déboutonné sa chemise pour se glisser un peu mieux dans le surnom, « hairy angel », que certains critiques britanniques lui ont rapidement donné. Il commande une pinte de blanche, demande une tranche de citron dedans puis vient la poser délicatement sur le sous-bock. Finalement, le seul clin d’œil à la chienne de vie de Fraser Anderson sera le bar où il m’a donné rendez-vous, coincé dans les petites rues des abords du Centre Pompidou, et baptisé L’Imprévu.
Si Fraser est bien dans ses chaussures en daim, c’est qu’il vient de faire un truc inédit. Après 20 ans de tribulations en musique, l’artiste vient de signer sur un label, un vrai. Avant, il faisait tout tout seul. Ni très vite, ni très bien. Aujourd’hui, il sort son troisième album, Little Glax Box, en équipe. Et ça va forcément un peu mieux. « Tu peux pas savoir à quel point je me sens soulagé », dit-il en mimant un geste d’apaisement. Cet album, Anderson l’a déjà sorti en 2010, sans distribution. « J’en vendais une trentaine après les concerts, dans le coffre de ma voiture. » À l’époque, c’est un moindre mal pour l’artiste. Il a au moins quelque chose à vendre. « J’ai réalisé mon album grâce à l’argent qu’une communauté du petit village où je vivais en France, Mirepoix (en Ariège, ndlr), a récolté. Je faisais des concerts improvisés chez moi, les gens ont aimé et ont décide de m’aider. » Un crowdfunding old-school qui permet à Fraser de partir enregistrer dans le Languedoc. Mais l’argent servira surtout à faire l’album que Fraser Anderson voulait, extrêmement bien orchestré par des musiciens avec qui il a toujours rêvé d’enregistrer. Le rêve se paie cash et de l’argent, il n’en restera plus.
Fraser Anderson - « Rags and Bones »
Little Glass Box raconte l’histoire d’un homme, incapable de vivre ses rêves et qui, un beau jour, décide de les écrire puis de les entreposer dans une boite en verre afin de se donner le courage de les vivre. C’est peu ou prou ce que décide de faire l’auteur de la chanson un soir. Passablement bourré, il ose enfin écrire à Danny Thompson - contrebassiste de Nick Drake, John Martyn, Kate Bush... – avec une ligne de texte : « Do you wanna work with me ? ». Le lendemain, la réponse est tout aussi courte « Let’s do it ! ». Fraser hallucine mais décide très vite de mettre le paquet pour réaliser son rêve de gosse. Quelques mois plus tard, il se retrouve en studio à Londres avec son idole. « À la première prise, quand il a commencé à jouer derrière moi, j’ai pleuré. Pour moi, ce mec a travaillé avec les plus grands. C’est une putain de légende. »
Dans la dèche à Mirepoix
Au cours de sa carrière, Fraser Anderson aura côtoyé de grands noms sur la route. Douglie Mac Lean, héros de la chanson écossaise. Chuck Berry avec qui il n’a jamais échangé mais dont il a assuré la première partie sur une tournée. Mais l’histoire du natif d’Édimbourg s’accorde invariablement avec celles de tant de musiciens que le folk a écorchés. Des artistes aux âmes vite grisées, souvent très seuls, avec comme seul moyen d’expression une guitare et une voix. La vraie vie artistique de Fraser commence à partir de son premier sacrifice. Alors qu'il sort tout juste d’une académie de musique en Écosse, sa femme lui propose de vendre leur maison pour enregistrer son premier album. « Elle croyait vraiment en ma musique. Depuis on a divorcé, donc je crois qu’elle en a eu marre », explique-t-il dans un éclat de rire. Pas tout de suite, puisqu’après un premier échec commercial, elle continue à presser son mari en le poussant à tenter sa chance à l’étranger. « On a déplié une carte sur le sol et on a posé un doigt dessus en fermant les yeux », raconte l’artiste. Le hasard ne les envoie pas très loin : Bordeaux. Mais le couple qui a déjà deux enfants va très vite s’installer dans un village reculé de l’Ariège, à Mirepoix, pour les besoins d’un festival. Et va y rester.
« Je n’ai pas envie de parler de manière négative de cet endroit. J’y suis resté 6 ans, j’adore la région, j’adore Carcassonne, j’adore Toulouse. Mais je crois que je ne me suis jamais vraiment senti chez moi là-bas. » La décision de rester à Mirepoix n’obéit pas qu’à des règles artistiques. Les Anderson voulaient que leurs enfants soient bilingues. Fraser, quant à lui, parle peu français et n’en garde aujourd’hui que quelques bribes inconfortables. Il travaille alors pour des maçons anglais et part le soir s’isoler pour composer. « La vie était dure. Il faisait très froid en hiver et nous n’avions pas de chauffage dans la maison. À l’époque j’étais obsédé par le souci de nourrir ma famille », confie-t-il. Peu après son installation dans le sud de la France, un épisode va lui briser le cœur. Un jour de printemps, alors qu’il rentre d’une ballade musicale, il aperçoit au loin ses deux enfants dans le jardin, derrière une table, en train de vendre des prunes pour remplir les placards vides. « C’est un souvenir terrible pour un père, lâche-t-il en regardant ailleurs. Mais j’espère que ça leur a appris certaines choses. »
Pour autant, Fraser n’a jamais pensé à abandonner la musique. Comme souvent dans ce genre d’histoire, c’est sa ténacité et ses convictions qui le sortiront de la dèche. Avec une idée : organiser des concerts chez lui. « J’ai demandé à la mairie de me prêter des chaises. On a arrangé la maison de façon à en faire un bel endroit. Et les gens ont commencé à affluer. Au bout d’un mois, c’était complet tous les soirs », raconte le rescapé. Le public ariégeois apprécie et commence à aider l’expat’ pour carrément lui donner les moyens d’enregistrer des chansons. La suite est connue et, quelque part, déjà écrite.
Aujourd’hui, Fraser n’utilise ses mains que pour jouer de la musique. Installé à Bristol, il jouit désormais d’un entourage qui « s’occupe des tracasseries ». Quand je lui demande de revenir sur ses 20 ans de carrière pénibles et son absence manifeste de sens commercial, il sourit et répond sagement : « Ma musique, je la conçois comme un feu intérieur, quelque chose qui brûle. Les morceaux que j’écris son intimement liés à des sensations que je ne peux pas expliquer. Alors voir le côté commercial de la chose... » La musique folk déborde de ce genre de témoignages d’artistes incapables de savoir d’où proviennent leurs chansons et les sentiments qu'elles invoquent. Dans la chanson-titre de son dernier album, Fraser ne cesse de se demander qui il est. Et quelque part, c’est tant mieux. Ça aurait trop facile que la vie de Fraser Anderson soit la même que celle de Llewyn Davis. Quand je lui demande s’il s’est comparé au h(z)éros des frères Coen, il me regarde furtivement dans les yeux avec le rictus d'un gosse qui va faire une bêtise et me répond : « Non jamais, je déteste les chats ».