Herman Van Rompuy : « Mai 68, on savait que tout allait changer »
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Cinquante ans ont passé depuis Mai 68, célébré en France comme un symbole de révolte estudiantine. La même année, la Belgique n'a pas attendu le mois de mai pour voir des étudiants se soulever à la KU Leuven, l'université catholique de Louvain. Herman Van Rompuy, étudiant à l'époque et ancien président du Conseil européen, se souvient.
Entre janvier et mars 1968, le mouvement « Leuven Vlaams » (Louvain flamande) fait rage auprès des étudiants flamands de la KU Leuven (Université Catholique de Louvain flamande), qui possède depuis sa construction une section néerlandophone et une section francophone. Depuis le début des années 60, pesait déjà la crainte d'une francisation de cette région flamande. C'est en 1968 que les tensions explosent : les étudiants flamands se mobilisent pour faire expulser les Wallons francophones de la plus grande université belge. Alors que les révoltes étudiantes grondent en France pour la libéralisation des mœurs, la Belgique se déchire sur des enjeux d'émancipation linguistiques. Herman Van Rompuy, ancien premier ministre belge, premier président du Conseil européen et membre du parti CVP, parti démocrate chrétien, et plus grand parti belge jusqu’en 1968, étudiait alors à la KU Leuven. Pour Cafébabel, il se souvient.
Cafébabel : Quel étudiant étiez-vous à la KU Leuven, en mai 68 ?
H.V.R : Je m'en souviens très bien, j’ai commencé à Louvain en 1965, en droit. Après deux ans, j’ai réalisé que le droit n’était pas ma cup of tea, et j’ai changé. Un changement qui m’a couté une année de transition, parce que je devais suivre des cours d’économie. J'ai profité de cette année qui n’était pas trop chargée pour faire de la philosophie. 67-68, c’était donc une année suffisamment allégée pour que je puisse suivre les évènements à Louvain, et ailleurs.
« Je crois qu'aujourd'hui, la génération post-68 s’est assagie, elle est devenue beaucoup plus calme. »
Cafébabel : Comment perceviez-vous les évènements en ce début d'année 1968 ?
H.V.R : À Louvain, quelque chose de très curieux s’est développé. En 65, il y avait déjà une sorte de révolte des étudiants flamands contre le message très contraignant des évêques, opposés à la scission de l’université de Louvain. Parce qu'ils étaient le pouvoir organisateur de l’université. Et donc, il y a eu une réaction très violente du côté des étudiants. En janvier 68, il y a eu une nouvelle révolte. Curieuse, dans le sens où c’était un mélange : le mouvement étudiant était dirigé par des marxistes avec un agenda très révolutionnaire qui soutenait un renversement de la société. Mais la plus grande partie des étudiants n’avait d’yeux que pour le « Leuven Vlaams ». Un mouvement majoritaire chez eux, mais dirigé par des leaders de gauche. Des gens très intelligents et très manipulateurs. Moi, j’ai vécu ça de près, mais sans être engagé dans quoique ce soit : j’ai vraiment suivi les évènements à distance.
Cafébabel : Quel était le but premier de ces révoltes ?
H.V.R : Le but à court terme était clair : il fallait renverser le gouvernement (celui de Paul Vanden Boeynants, ndlr). Et il est tombé. C’était, disons, la grande victoire du mouvement « Leuven Vlaams ». Il n’est évidemment pas tombé uniquement à cause des manifestations dans la rue. Des partis politiques, comme le mien, (dans le temps le CVP, ndlr), demandaient également la démission du gouvernement alors qu'ils en faisaient partie ! De son côté, le Parlement avait formulé la menace de faire tomber le gouvernement. Cela suffit pour qu’il démissionne. Je ne minimise pas l’impact du mouvement des étudiants flamands à Louvain mais ils avaient des soutiens politiques au Parlement. La fin du gouvernement de Vanden Boeynants a eu lieu au printemps. Ce n’est qu’ensuite que le mouvement a commencé à gagner Paris, en mai.
Cafébabel : Diriez-vous que l’on peut attribuer ces évènements au fait qu’il y avait, à cette période, une jeunesse très politisée ? Plus politisée qu’aujourd’hui peut-être ?
H.V.R : Honnêtement, je n’en sais rien. En Flandre, il y a certainement eu un mouvement très mobilisé à cette période là, notamment chez les jeunes. Mais après la chute du gouvernement, ce mouvement d’étudiants est tombé complètement à plat : ils avaient eu ce qu’ils voulaient. Après, plus rien n'a bougé. Le mouvement gauchiste, qui a été utilisé et manipulé, a disparu. C’est le thème nationaliste qui a ensuite dominé le débat public. Tout le reste devenait assez marginal. Donc en comparaison avec ce qui s’est fait à Paris, la bascule ne s’est pas produite.
Cafébabel : Vous disiez que vous êtes resté observateur à cette époque. Est-ce que ces événements ont influencé votre parcours politique par la suite ?
H.V.R : Oui ! J’avais une toute autre démarche politique, mais j’ai toujours été fidèle à ma conception, indépendamment des circonstances. Après 1968, j’ai été actif au sein des mouvements de jeunes socio-chrétiens flamands. Et, là aussi, il y a eu des conséquences : par exemple pas mal de nouvelles idées pour refonder le parti sur une autre base. Moi j’étais contre, donc j’ai combattu toutes ces idées. Et en fin de compte, j’ai obtenu gain de cause. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne réfléchissait pas à tout ce qu’il se passait autour de nous. Ça ne veut pas dire qu’on n’avait pas le sentiment que le monde était en train de changer : on en était totalement conscients. Moi, je n’appartenais pas à ceux qui disaient « ce n’est pas vrai », ou « la révolution est introuvable », ou « il n’y a pas de conséquences politiques ». Non, ce n’était pas ça le problème. Ce que l’on ne pouvait pas ignorer, c’est que toutes les structures d’autorité étaient en train de s’écrouler. Mes professeurs du secondaire (l’équivalent du collège en France, ndlr), avec qui j’ai toujours gardé de bons contacts, me disaient : « Toi, tu appartenais à la vieille génération ». C’est-à-dire, à la génération qui avait profité ou subi une éducation du 16ème siècle. Et à partir de 1968, tout a changé.
Cafébabel : En quoi ?
H.V.R : Pendant le « Leuven Vlaams », même les écoliers du secondaire allaient manifester à Louvain contre le gouvernement et en faveur de la scission de l’université. Ils se retrouvaient dans la rue avec les professeurs. En les mettant sur un pied d’égalité, les rapports d’autorité s’en trouvaient fortement atteints. Moi, j’étais encore éduqué dans un esprit de hiérarchie par rapport à notre professeur, qui était d’ailleurs souvent un prêtre jésuite. C’était notre éducateur, on avait beaucoup de respect pour lui. Mais le jour où tu te retrouves dans la rue, en train de crier « Leuven Vlaams » avec ton professeur de géographie et d’histoire, là ça change tout. À partir de mai 68, la culture, et la mentalité de nos écoles ont profondément changé. Je crois qu'aujourd'hui, la génération post-68 s’est assagie, elle est devenue beaucoup plus calme. Mais il y a toujours cette contestation de l’autorité. Et ça, c’est fondamental parce que c’est un héritage de mai 1968. Après, l'individualité est rentrée dans l’histoire, et elle y est toujours restée : on décide tous de notre propre philosophie de vie, on écoute tous nos parents et nos proches, mais en fin de compte, on prend toutes nos décisions nous-mêmes. Même quand on est jeune. Et ça, je crois que mai 68 y est pour beaucoup.
« Sur le moment, je peux vous assurer que ça a été violent. »
Cafébabel : Comment cela s’est-il traduit politiquement ?
H.V.R : Pour mon parti, ça a eu des conséquences très graves, et souvent sous-estimées. Le mouvement de « Mai 68 » et le phénomène d’individualisation de la vie en société ont sapé les fondements de l’Eglise. Ce qu’on appelait les piliers, la « pilarisation » de notre société : vous êtes nés dans une famille catholique, vous êtes baptisés, vous allez à l’école catholique, vous allez à la mutuelle catholique, vous allez dans les mouvements de jeunes catholiques, et quand vous êtes plus âgé, dans le mouvement des vétérans catholiques, etc. On assistait à la même chose chez les socialistes, et dans une moindre mesure chez les libéraux, Mais quand même. Ce monde-là a été ébranlé par « Mai 68 ». Petit à petit, il a été miné, et d’une certaine manière, il a presque disparu car la sécularisation de la société a très fortement progressé. Pour un parti comme le mien, la base était constituée de ceux qui se disaient chrétiens, ou catholiques. Aujourd’hui, cette base tend à disparaître. En 68, mon parti récoltait aisément 48% des voix en Flandre. Aisément ! On est seulement entre 15 et 18% aujourd’hui ...
Cafébabel : D’un point de vue national, quelles conséquences cela a-t-il eu ?
H.V.R : Ça s’est bien terminé. On a construit une nouvelle université qui a très bonne réputation à Louvain-la-Neuve, en région Wallonne. Et on a gardé l’héritage de la KU Leuven en région Flamande. Ces 20 kilomètres de distance, dans un autre pays par exemple, ça ne représentait rien du tout. Mais chez nous, cela symbolisait la frontière linguistique, et c’était beaucoup. Pour la Belgique, cela voulait dire le début de la fédéralisation, qui a été demandée par les deux communautés, et pas uniquement par les Flamands. Après ça, le pays a changé. On devait forcément en passer par une période difficile. Mais quand ça se termine bien, on regarde le passé d'un autre oeil. Pourtant, sur le moment, je peux vous assurer que ça a été violent. Violent pas au sens physique du terme, mais violent sur le plan des émotions.