Goran Bregovic, tempo européen
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Ancienne rock star, le compositeur serbo-croate Goran Bregovic, 56 ans, connu pour ses collaborations cinématographiques avec Emir Kusturica, sillonne les quatre coins de l’Europe, violon et bandonéon en bandoulière. Des rythmes tsiganes pour accords européens.
Figure de proue de la mosaïque culturelle des Balkans, Goran Bregovic me reçoit dans l’ambiance intimiste d’une loge du Cabaret Sauvage, à Paris, où il a présenté durant tout le mois de décembre son opéra gitan « Karmen avec une Fin Heureuse ».
Le visage est encadré de cheveux noirs ébouriffés, les yeux rieurs, encore emplis de la magie du spectacle qu’il vient d’offrir à une salle comble. C’est autour d’un verre de whisky que Bregovic évoque avec moi ses débuts à Sarajevo, sa ville natale. «J’ai appris mes premières notes sur un violon, mais à cette époque-là, les filles préféraient la guitare. A 16 ans, j’ai donc commencé ma carrière comme guitariste, dans les bars de strip-tease ».
Son parcours est certes éclectique mais non moins exemplaire. Né d’un père croate et d’une mère serbe, Bregovic croyait que sa génération « échapperait à une guerre. En vain ». Son père était colonel, son grand-père aussi. « Dans chaque famille, il y avait un officier. Ces pays avaient un grand besoin de militaires », souligne mon invité.
En 1991, alors que les premiers troubles éclatent en Yougoslavie, Bregovic compose la musique du film « Arizona Dream », tourné en partie à Paris. Puis il décide de poser ses valises dans la capitale française, dans un petit appartement du Marais acheté durant sa jeunesse.
« J’étais la plus grande star du rock’n’roll dans mon pays pendant 15 ans, et d’un coup, j’ai tout perdu. C’est rare de tout recommencer à zéro, d’être débutant deux fois. J’étais paniqué, et j’ai dû beaucoup travailler au début ». Il enchaîne vingt films en trois ans, sans oublier les publicités pour la margarine ou le parfum.« J’ai eu la chance de ne pas être enfermé à Sarajevo mais de vivre à Paris, une ville qui a eu l’habitude pendant des siècles d’accueillir des artistes, des écrivains russes, scandinaves, des peintres espagnols. Les Yougoslaves dans d’autres endroits, peuvent être voleur ou travailleurs physiques mais jamais artistes. Sauf ici. »
Succès fulgurant
Dans son français parfait teinté de petites intonations slaves, il raconte avec humilité comment il a connu pour la seconde fois un succès fulgurant, naviguant habilement entre spectacles sur scène et musique de films. Il réalise ainsi les BO des films de cinéastes prestigieux tels qu’Emir Kusturica, Patrice Chéreau ou le Roumain Radu Mihaelanu… Et avoue avoir composé la musique du « Temps des gitans », pour laquelle il a reçu un disque d’or en France, « par amitié » pour son complice de toujours, Emir Kusturica.
Bizzarement, Bregovic juge «ne pas être un très bon compositeur de musiques de films. C’est ennuyeux pour moi de faire l’illustration. De plus, ma musique est trop agressive. En réalité, j’ai eu la chance de travailler avec des metteurs en scène qui n’ont pas besoin de vrais compositeurs ».
Chantre du multiculturalisme, il relève ensuite le défi de mettre en scène des musiciens aussi variés que l’Américain Iggy Pop, l’Israélienne Ofra Haza ou la Capverdienne Césaria Evora, mélangeant toutes les nationalités et les religions.
Marié à une Bosniaque, Bregovic se décrit comme « un compositeur qui vient d’un endroit très éclectique, d’un territoire placé sous domination des Turcs pendant cinq siècles, unique frontière directe entre les catholiques orthodoxes et les musulmans ».
Sa mixité culturelle lui a d'ailleurs inspiré un opéra tzigane, dont la protagoniste est une Karmen salve, avec un K et des accents balkaniques. Pour inventer l’histoire de cette héroïne gitane, il est « parti d’un vrai récit : ces filles de l’Est qui arrivent en Europe avec des promesses, et finissent dans la rue à se prostituer pour quelqu’un. Cette création,» dit-il fièrement, «avait pour ambition de rentrer dans le répertoire des orchestres gitans. Car l’opéra, c’est un truc de riche, mais les gens sont aussi partants pour un opéra de pauvre que l’on peut jouer dans les mariages et les enterrements ». Pari réussi. Son spectacle a depuis fait le tour du monde, d’Argentine en Russie, d’Allemagne en Israël en passant par le Japon.
Sauvages Balkans
Ambassadeur incontesté de la musique des Balkans, Goran Bregovic parcoure les scènes du continent depuis plus de 10 ans avec son fameux orchestre des mariages et des enterrements. Fin connaisseur des cultures tziganes, il déplore le rejet et les discriminations dont sont victimes les gitans en France ou en Angleterre, mais aussi dans les pays d’Europe centrale et orientale. Et aimerait les voir bénéficier d’une plus grande attention en Europe. Pour ces peuples nomades qui ont « beaucoup donné, Django Reinhardt, le flamenco, des influences incontournables dans la culture musicale du Vieux continent », Bregovic prône le respect et la reconnaissance.
A l’heure du dixième anniversaire des accords de Dayton, il reste plutôt confiant sur la situation des pays de l’est. « En regardant l’histoire, on voit une attitude qui oscille entre enthousiasme et désespoir. Ce sont toujours les mêmes guerres entre religions, entre ethnies, avec la Bosnie et le Kosovo sous un protectorat européen inefficace. Aujourd’hui, on est pourtant dans une période d’optimisme, car on a l’impression que l’Europe a un plan réaliste pour nous ».
Pour lui, « l’avenir du continent européen se joue inévitablement dans les Balkans. Ce serait un problème pour l’Europe, qui se trouve tout autour de nous, d’avoir des pays « sauvages » en son milieu : la Grèce au sud, la Bulgarie au nord et bientôt la Roumanie… » Entre whisky, guitare et bandonéon, Goran Bregovic s’avoue donc plus qu’optimiste : « l’UE a tout intérêt à intégrer des ‘ sauvages’ comme nous », conclut t-il dans un sourire.