Ghettos-bobos et vieux hippies : la mutation des squatteurs parisiens
Published on
Translation by:
sophie dubusPots de peinture à moitié vides, bombes de couleurs et bruits de klaxon parvenant de la rue de Belleville toute proche. Au milieu de tout ça, quelques bacs de fleurs multicolores et une poignée d'artistes de rue un peu confus qui se descendent vite fait une dernière bière avant la prochaine « Spray-action ».
Il n'en faut pas plus pour faire de la rue Dénoyez, dans le nord-est de Paris, le cœur saignant de la scène des squatteurs parisiens. Car celle-ci souffre, n'en déplaise à toutes les légendes à propos de Paris, ville accueillante aux artistes et ouverte aux projets de vie alternative.
« Avant, les squatteurs étaient très différents. Depuis, on est devenu beaucoup plus mesuré, ici », reconnaît Pedrô!. Samedi après-midi pluvieux sur le pallier de l'atelier Dorian Gray de l'association « Friches et nous, la paix ». « A l'époque, on arrivait avec des joints et des bouteilles de bière et on a mis pas mal de désordre. Aujourd'hui, on discute avec les propriétaires et on fait aussi le ménage. » Derrière les vitres, Proust, Hendrix, Obama et Beckett observent les passants. Pedrô! est dans le street-art depuis 1991 et réalise des pochoirs d'écrivains, de musiciens et d'anarchistes depuis 2004.
On ne sait pas très bien si le président du collectif d'artistes « Friches et nous la paix! », qui habite aussi rue Dénoyez, est très satisfait de cette évolution. Mais que ne ferait-on pour survivre à Paris malgré les loyers vertigineusement hauts ? Pedrô! semble avoir trouvé une voie moyenne entre anarchisme artistique et pragmatisme au quotidien. « Les trois C: compromis, collectif, comportement. Nous essayons de coopérer avec les propriétaires, nous nous réunissons en collectif et nous veillons à un bon comportement. » Ce faisant, les squatteurs de la rue Dénoyez semblent bien mener leur barque puisque la plupart de leurs ateliers sont tolérés, voire soutenus par la municipalité.
Un peu Nikki de Saint Phalle, un peu Abbé Pierre
Rosalie, qui travaille et expose à l'atelier voisin La Maison de la Plage, montre les lourds bacs en mosaïque qui bordent la rue. La « végétalisation participative » était au départ un projet des artistes Marie Decraene et Guy Honoré, puis a été financièrement soutenue par la municipalité et est devenue un tel succès que le maire pense maintenant à répéter l'action dans d'autres quartiers. L'idée est simple : pourquoi ne pas exposer quelques pots de fleurs, les décorer avec les jeunes du quartier, puis inviter tout le monde à une grande fête d'inauguration ? Le projet vise à réunir les habitants d'un même numéro de rue autour d'un pot, à travers l'entretien et l'arrosage de la plante. En même temps, les pots en mosaïque montrent le caractère multiculturel de Belleville, par tradition quartier d'ouvriers et d'immigrés. Un peu Niki de Saint Phalle, un peu Abbé Pierre... et la fleuraison créative des rues est parfaite.
Le contact avec les habitants du quartier fait sans doute partie de ce que Pedrô! nomme « l'art de voisinage ». Contrairement aux artistes établis qui exposent dans des grandes galeries, les artistes de Belleville veulent rester proches de la vie. Toutefois, la plupart des ateliers ne disposent plus que de baux de location précaires, établis pour une durée d'un ou deux ans par la municipalité. Les loyers sont payés par les départements culturels de la ville. « Il y a encore quinze ans, on criait tous "Fuck le maire!". Maintenant, on ne dit plus que "Merci le maire !"», observe Pedrô! en riant. Les squatteurs parisiens ne sont-ils qu'en surface seulement de dérangeants rêveurs d'un monde meilleur ? Cela peut sembler être un peu le cas, mais qui sait donc où trouver encore à Paris un véritable milieu underground, anarchiste et artistique. Pedrô!, tout à cette triste pensée, mâchonne sa cigarette...
D'artiste à concierge
Mais il existe d'autres méthodes pour venir à bout de la crise du logement. Francine squatte avec trois amis artistes et depuis maintenant plusieurs semaines un bâtiment à Montreuil, en banlieue Est de Paris. Ce n'est toutefois pas une occupation illégale, puisque Francine et ses compagnons d'armes ont conclu un contrat informel avec les propriétaires : les squatteurs s'occupent de la maison, les propriétaires les laissent tranquilles aussi longtemps qu'ils ne trouvent pas d'acheteurs ou de locataires. « La propriétaire était si contente de l'arrangement qu'elle m'a même enlacée le premier jour! » Pour cette raison aussi, Francine et ses collègues ne se présentent pas comme des « squatteurs » mais comme des « concierges ». Il est clair que ce système heurte beaucoup de squatteurs à tendance anarchistes et anti-bourgeoises. Mais pour Francine, c'est aussi une possibilité de vivre de façon stable et sans payer de gros loyer. Hormis l'électricité et la taxe d'habitation, ces « concierges » ne paient rien et depuis leur installation, ils travaillent à mettre en place un restaurant pour les sans-logis.
Invasion des ghettos-bobos: une variante moderne de 68 ?
Entretemps, la pluie est devenue plus forte et une poignée de graffeurs qui travaillaient encore quelques minutes plus tôt sur un mur près de la Maison de la Plage, se replient dans un bar. Cela ne semble pas trop déranger les trois jeunes qui remballent leurs appareils photo. Franck, la tête créative du groupe, explique qu'ils prennent des photos pour leur nouvelle collection de mode écologique « Les jardins de Paris ». Belleville leur paraît parfaite pour cela car ce quartier exprime tout à fait la philosophie de leur marque: « Belleville est encore en quelque sorte un ghetto, à cause des nombreux immigrés, mais c'est aussi cool et branché, bref bobo. Ghetto-bobo : c'est ça, pour nous, la vibe de Belleville. »
Tandis que l'un des trois jeunes réajuste son écharpe en lin et prend la pose, les couleurs encore fraîches sur le mur couvert de graffitis se mélangent avec la pluie et commencent à goutter lentement sur le trottoir. Avec son néologisme ghetto-bobo, Franck a vraisemblablement touché aussi un point sensible des squatteurs de Paris. Un peu pauvre et underground, un peu chic et bourgeois. Dans quelle direction le pendule oscillera-t-il ces prochaines années, voilà qui est incertain. Il reste à espérer que le numéro de funambule des artistes de Belleville dure encore quelques années, jusqu'à ce que tout cela devienne trop coloré et trop peu rentable pour la municipalité. Les graffitis ne survivront sans doute pas aux prochaines semaines mais du moins les bacs à fleurs semblent assez massifs pour résister aux prochaines actions d'évacuation.
Le prénom a été modifié
Photos : Une et texte : ©Alexandra Jastrzebska
Translated from Ghetto-bobos und Althippies: Die Leiden der Pariser Hausbesetzer