GEZI : "on leur a arrache un parc, ils ont investi tous les autres"
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CaféBabel Strasbourg a été contacté par une étudiante française présente en Turquie lors des manifestations. Elle a souhaité témoigner sous signature anonyme. Voici ses impressions.
"Le 12 juin dernier, assise au pied d'un arbre au cœur même de Gezi parc, j'écrivais une lettre ouverte ... "
" J'écrivais une lettre ouverte à ce tyran de premier ministre. Je tentais de décrire la beauté d'un mouvement, la violence d'un gouvernant. De nombreux jours se sont écoulés depuis, la contestation a gagné toute la Turquie, et le mouvement a connu de multiples étapes.Si j'avais la certitude que d'aucuns lisent tant de pages, je vous dénombrerais les morts, les blessés graves, les centaines de milliers de grenades lacrymo tirées pour la plupart à la manière de balles réelles. Je vous parlerais des produits chimiques versés dans les canons à eau. Je vous parlerais d'Ethem Sarısülük, tué d'une balle dans la tête par un policier paniqué (qui n'a pas encore été condamné et ne le sera sans doute pas). Je vous parlerais des chauffeurs de taxi qui vous conduisent au poste plutôt qu'à votre foyer ( parce que vous tenez un masque à gaz à la main), des gens qui éteignent la lumière chez eux pour ne pas être arrêtés. Je vous expliquerais comment les policiers (quand ce ne sont pas carrément les TOMA) ont poursuivi les gens jusque dans les hôpitaux et les hôtels qui leur offraient refuge...
Depuis, je suis rentrée de Turquie. A contre cœur.
Dans ce monde que l'on dit moderne, il y a toujours ces contraintes de visa qui enferment l'individu et contrôlent ses allées et venues. Si les frontières me le permettaient, je vivrais en Turquie depuis déjà deux ans.
Dans ma campagne française, à côté du jardin depuis lequel j'écris, il y a un champ. Le propriétaire, pour protéger sa récolte des oiseaux, y a fait installer un engin à détonations automatiques. Toutes les dix minutes, la machine tire à blanc. Toutes les dix minutes, l'écho me ramène au milieu des manifestants.
A chaque détonation, je revois le sang de ce mastodonte inconnu que je conduis chez un copain médecin, après qu'il ait reçu une lacrymo sur la tête. Je me souviens le sentiment d'asphyxie, la désorientation, les jambes qui se dérobent et le cœur qui s'emballe. Je revois les blessures qui ornent le bras d'Aziz et la jambe d'Irfan, le bras cassé d'Erdem, le front inquiet et les larmes de la mère de Gözde, la fatigue et la détermination dans les yeux noirs de Tülinay.
A chaque détonation, j'entends les sanglots de cette petite fille mêlés à la symphonie des casseroles qui tintaient chaque soir à la même heure en signe de résistance. Je revois la beauté de Gezi parc, aussi difficile à décrire que la violence policière qui l'a faite disparaître le samedi 15 juin.
J'aimerais faire vivre au lecteur la terreur qui s'est emparée du cœur d'Istanbul et ce silence de mort au lendemain des derniers heurts. Les regards suspicieux et la crainte de se faire embarquer pour avoir mis un pied dehors.
J'aimerais que chacun visualise les officiers en armes se baladant un peu partout et la masse des policiers en civil dont la démarche de cow-boy et le regard malsain trahissent la couverture.
J'aimerais que chacun sache qu'à Ankara les affrontements ont eu lieu chaque nuit (quand ça n'était pas aussi dans la journée) pendant trois semaines, sans discontinuer.
J'aimerais que mes concitoyens comprennent toute la réalité des images ''choc'' qui défilent sur la toile et la peur que nous avons eue de voir descendre dans la rue les partisans du pouvoir, pour faire basculer la contestation dans la guerre civile.
C'est le cœur serré de ne pouvoir me tenir aux côtés de mes amis, là-bas, que j'écris ces quelques lignes. Je n'en dirai pas plus sur la douleur, la peine, la violence et l'incompréhension. Pour témoigner de tout cela, il y a bien des videos, bien des photos, des articles et des témoignages.
C'est avec admiration, pour la sagesse et la détermination de tous ces gens, que je terminerai d'écrire.
D'aucuns leur reprochent leur absence de leader. C'est justement là leur audace et leur force.
Par sa seule unité, sans céder à la verticalité, ce mouvement qui résiste depuis bientôt un mois est parvenu à transcender les générations, les partis politiques, les identités culturelles, religieuses et ethniques.
Aux insultes et aux menaces proférées par Erdogan, la Turquie de Gezi a répondu par l'humour et par l'art.
Devant les provocations policières et à la terreur d'Etat, les gens se sont tenus debout, juste debout, sans mot dire, pendant des heures, des jours durant. Malgré la peur. En dépit des arrestations arbitraires. Et de la même manière qu'ils disent « non » depuis un mois à ce régime autoritaire, ils ont fini par dire « non » à la violence.
On leur a arraché un parc, ils ont investi tous les autres. Ils y conduisent désormais des forums de discussion sur l'avenir du mouvement, du pays, ou chacun participe et est libre d'exposer son avis. C'est cette Turquie, la Turquie de Gezi, la seule vraie démocratie.
Soutenons, informons mais aussi et surtout, apprenons".
CaféBabel Strasbourg remercie cette étudiante pour son témoignage et ses photos.