François Ruffin : « Nous ne sommes pas les plus forts, il faut être plus rusés »
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Son film, Merci Patron !, a été l’étincelle des plus grands mouvement sociaux français mort-nés de l’année, la loi-Travail et Nuit Debout. Six mois après un certain 31 mars, François Ruffin revient sur la production de son film, son impact aujourd’hui et le symbole de la lutte. En citant Molière et Marivaux.
cafébabel : Le script du film Merci Patron a-t-il été écrit à l’avance ou est-ce que tu l'as réalisé au fur et à mesure des événements ?
François Ruffin : Lutter c’est toujours s’adapter au terrain et comme nous ne sommes pas les plus forts, il faut être plus rusés. L’idée de départ est partie du tee-shirt de Bernard Arnault (le patron de LVMH, ndlr), je connaissais les Klur (la famille du film, ndlr), la Samaritaine… j’avais un certain nombre de repérages. Mais honnêtement, il y a une magie dans ce film : elle dépend d’une rencontre, les Klur et le commissaire (intermédiaire entre les Klur et Bernard Arnault, ndlr). Le film s’invente à l’écran et en direct, le spectateur devient complice de l’action et se retrouve engagé dans la bataille.
cafébabel : Est-ce que tu avais prévu les coups en avance ?
François Ruffin : Non, on ne pouvait pas prévoir que Bernard Arnault réponde à la lettre qu’on lui a adressée. Par contre, à partir du moment où il le fait, ça a ouvert des portes infinies sur le terrain de l’imagination pour l’écriture du scénario. Il y a un quiproquo qui relève du théâtre de Marivaux ou de Molière et puis tout s’enchaîne. La complicité que j’instaure avec le commissaire fait de ce film, un film d’espionnage et de contre-espionnage. On arrive à envoyer un cheval de Troie à l’intérieur de LVMH et à les intoxiquer.
cafébabel : On voit dans le film que l’intermédiaire de Bernard Arnault a peur de Fakir, votre journal. On a même l’impression qu’il a davantage peur de Fakir que d’autres grands médias. Tu sais pourquoi ?
François Ruffin : La phrase exacte du commissaire c’est « ce sont les minorités agissantes qui font tout ». Là, en effet, pour lui, Fakir est plus à craindre que Le Monde, France Inter, Mélenchon, Hollande… Mais je pense que ce n’est pas Fakir comme journal qui lui fait peur. Le journal, je pense qu’il s’en fout. C’est plutôt Fakir comme activiste, pouvant s’accrocher à un dossier avec entêtement, avec une capacité de rassembler des mondes différents, à savoir les syndicats, des militants, des médias… Moi, je dirais « les minorités peuvent beaucoup, à condition de trouver le chemin des gens, des masses et du peuple ». Une locomotive qui n’accroche aucun wagon, ce n’est pas intéressant. La question, c’est comment on arrive à raccrocher des wagons derrière une minorité agissante.
Bande-annonce de Merci Patron !
cafébabel : Et comment on trouve ce chemin, des masses et du peuple justement ?
François Ruffin : Il faut faire sortir le journal du ghetto. Là on parle d’action, c’est l’originalité de Fakir depuis un certain nombre d’années. C’est d’être passé de l’information à l’action. Très régulièrement, nous avons un, deux, trois dossiers en cours, des cas symboliques, sur lesquels on se bagarre avec nos abonnés qui sont aussi des militants. Je pense que la dénonciation aujourd’hui est contre-productive. Si on dit aux gens « il y a des boîtes qui se barrent en Pologne », on le sait. « Les riches mettent leur argent dans des paradis fiscaux », on le sait aussi. Dénoncer, renforce le sentiment d’impuissance. Il faut donc trouver le chemin en présentant des perspectives de transformation. On va prendre un petit cas et on va vous montrer qu’on peut arriver à le résoudre. Ce qui se passe avec les Klur a une valeur universelle. Bernard Arnault est la première fortune de France, mais si on s’y met, voilà ce que ça peut donner. Les Klur ont valeur d’exemple.
cafébabel : Est-ce que ce qui arrive au Klur peut être réutilisé ?
François Ruffin : Pas sous cette forme-là, on ne peut pas utiliser la même tactique. C’est un film sur le rapport de force. Comment recréer un rapport de force quand on est David devant un mastodonte de Goliath ? Je crois à la mobilisation des affects. Tous les discours comme quoi le story-telling, ce n’est pas bien, je pense que c’est faux. Le story-telling a un rôle dans la vie des gens et il faut le mobiliser d’une manière progressiste. On ne peut pas faire mouvoir les gens sans les émouvoir et donc quand on raconte l’histoire des Klur ce n’est pas un chiffre abstrait, ce n’est pas 7 millions de précaires, ça devient Jocelyne et Serge, et ils deviennent les représentants malgré eux de millions de personnes dans le pays. Il faut sortir les visages de la masse. Il y a plus dans leur témoignage que dans tous les discours réunis sur la précarité.
cafébabel : Depuis le film, as-tu aperçu un changement dans la visibilité de votre journal et de vos actions ?
François Ruffin : Oui sans aucun doute. Mais de la même manière que je mène une campagne en faveur de la situation des Klur, j'organise une campagne pour sortir le film du ghetto. Le film peut parler à n’importe qui. Persuadé que ce film pouvait franchir les barrières sociales, j’ai mis en place une stratégie pour que ça puisse fonctionner, car il y a un certain nombre d’obstacles à abattre ! Mais parfois l’adversaire nous rend service. Quand Bernard Arnault répond à notre lettre, par exemple, il ouvre une faille.
cafébabel : Quels conseils donnerais-tu aux journaux locaux, journaux associatifs, alternatifs pour survivre dans un système assez précaire ? Est-ce qu’il faut obligatoirement allier action et dénonciation ? Est-ce qu’il y a des manières d’agir différentes que d’autres ?
François Ruffin : Je n’ai jamais été intéressé à ce que Fakir, en tant que journal, survive. Je l'étais plus sur la question de savoir comment Fakir pouvait parvenir ou pas à produire des effets politiques. Et là, sur ça, c’est à nous de nous poser des questions. Je pense que sur le plan économique, s’il n'y a que l’imprimeur à payer, on y arrive. Les projets qui meurent, ne meurent pas pour des raisons économiques, mais parce que les gens qui le font, le composent, n’en voient plus le sens. La question est comment fait-on pour trouver un sens à ce que l’on fait ?
cafébabel : Quand on voit ce qui se passe avec Caterpillar en Belgique, cela résonne avec tout ce que vous dénoncez depuis des années. Quel avenir pour le combat ouvrier en Europe ?
François Ruffin : Fakir s’est créé sur une délocalisation de l’usine Yoplait, depuis on n’a cessé de prendre la défense du secteur. Le cœur de Fakir est le mouvement ouvrier, y compris le monde ouvrier déclinant, mal en point. On dit de moi que je suis ouvriériste, mais je le conteste un peu. Je le suis dans un sens, car il y a une forte présence des ouvriers et de l’industrie dans Fakir, mais en même temps ouvriériste ça suppose que les ouvriers soient l’avenir de l’humanité et moi je ne le pense pas. Je crois que c’est une classe en souffrance qui se prend les coups de la mondialisation droit dans la gueule. Il y a un devoir de solidarité avec une classe qui se prend des coups dans la tronche sans que pour autant je considère que l’avenir passe par elle, ou seulement par elle. Les combats peuvent durer. Goodyear, ça a duré 7 ans grâce à la résistance des syndicats, des ouvriers. Ils ont gagné du temps. Mais finalement l’usine a été délocalisée. Les plus belles actions sur Caterpillar/Goodyear sont vouées à l’échec s’il n’y a pas une modification de la macro-économie. Moi, je suis partisan du protectionnisme, je remets en question la libre circulation des capitaux et des marchandises et tant qu’on n’a pas la volonté de réguler, on n’arrivera à rien.
cafébabel : Et la suite de Merci patron ! ?
François Ruffin : La suite s’écrit tous les jours. Là, on est sur une boîte Ecoplat à Saint-Vincent-de-Mercuze. On emmerde Macron, l'ancien ministre de l’Économie. On mène des stratégies avec des syndicalistes… Mais ça, ça ne s’écrit pas pour le cinéma.
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