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France, Allemagne et journalisme : la comédie d'ARTE

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Default profile picture Pauline Panchout

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19h15 : les cameras sont prêtes, les prompteurs sont en marche … et action ! Nazan Gökdemir, un journaliste allemand d’origine turque résume les infos importantes de la journée. Peu de temps après, à 19h45, le journal télévisé français présenté par Leïla Kaddour-Boudadi, une française d’origine algérienne se lance.

Bienvenue dans le monde complexe des identités confuses et des perspectives croisées. Reportage sur ARTE, juste après la célébration de son 20ème anniversaire.

La cantine bruyante de la chaîne ARTE. Des journalistes de tous les âges, affamés, sont assis devant des plats aux prix appétissants. Embarrassée, je commande un jus d’orange au comptoir, avouant timidement que je n’ai pas la carte-repas car je ne suis là que pour un jour, afin de réaliser un reportage sur le journal télévisé d’ARTE. ARTE, chaîne télévisée franco-allemande où chaque jour sont cuisinées les dernières informations servies aux Européens. Je prends place en terrasse, ensoleillée, avec vue sur un des nombreux et fascinants canaux de Strasbourg. Autour de moi certaines tablées parlent français, d’autres allemand. Mais les groupes mixtes sont plutôt rares… C’est l’heure de se mettre à travailler ensemble.

Comment fait-on pour se comprendre ici ?

C’est loin d’être toujours facile. Les journalistes français et allemands ont le plus souvent appris leur métier dans leurs pays respectifs. Langues différentes, méthodes de travail quasi-opposées. A ARTE, il ne faut jamais oublier de prendre l’autre en compte, pas seulement les journalistes avec qui l’on travaille, mais aussi les téléspectateurs étrangers.

Patrick Schulze-Heil, un des rédacteurs, confie : « A la rédaction, il nous arrive souvent de tergiverser. Les parties française et allemande n’ont pas toujours le même point de vue sur les questions, ni la même vision quant à la hiérarchie de l’information. » Après un moment de réflexion, il ajoute : « Français et Allemands sont toujours en train de s’expliquer les choses et c’est réellement important parce qu’ils savent que derrière leurs opinions, il y a des responsabilités. »

Singe Matzner, rédacteur en chef qui travaillait auparavant pour le plurilingue Deutsche Welle, est du même avis : « Ce qui est intéressant avec ARTE, c’est l’alchimie trouvée grâce aux discussions entre les deux parties. On peut facilement adoucir une partie lorsqu’elle exagère en rappelant constamment qu’il n’y a pas qu’une seule façon de voir le monde. » Il ne faut pas oublier que les journalistes sont souvent influencés par les médias nationaux ainsi que par les standards de la profession. L’effort de compréhension, c’est leur pain quotidien. Les traducteurs travaillent sans répit et les soi-disant « polyglottes » ont pour devoir d’assurer chaque jour la coordination technique dans ce chaos linguistique.

Dans les coulisses de la chaîne bilingue

10h30, première réunion de la rédaction. Les journalistes sont présents, flanqués des traducteurs et des polyglottes. Le rédacteur en chef et la directrice du journal télévisé du soir distribuent les thèmes du jour aux journalistes. Bien qu’ils soient tous deux allemands, le français prédomine dans les conversations. Les sujets sont répartis selon les intérêts des journalistes mais aussi selon ceux des téléspectateurs, allemands et français. Par conséquent, la visite de François Hollande en Afghanistan reviendra à un journaliste français tandis que la décision stratégique concernant les licenciés de la chaîne de magasins allemands Schlecker sera prise en charge par un collègue allemand qui, par ailleurs, s’était déjà occupé du sujet. C’est ainsi pour la majeure partie des sujets.

Tous se mettent ensuite au travail. Les journalistes peaufinent leurs textes et travaillent avec les techniciens en charge de l’image. Pendant ce temps, les traducteurs traduisent les scripts grâce au programme informatique spécialisé de la rédaction. Les polyglottes gèrent quant à eux la coordination technico-linguistique. Autrement dit, ils se chargent de vérifier que les deux versions finales coïncident bien, qu’il s’agisse de nuances dans la signification, des sous-titres bilingues, du doublage, de l’archivage… Les erreurs arrivent régulièrement mais, pour la plupart, elles passent inaperçues dans la masse d’informations. Peut-être s’agit-il là du véritable défi dans la course vers « le journalisme européen » ?

Une chaîne à « la perspective européenne » ?

Cette perspective européenne constitue le slogan qu’ARTE utilise pour ses propres brochures. Mais, en ce qui concerne le programme d’informations, cette expression devient assez problématique. Pour Karen Strupp, directeur du journal télévisé du soir, la perspective européenne dépend avant tout d’un choix approprié des thèmes qui vont être abordés, même s’il admet qu’ils traitent principalement ce qui intéresse les publics allemand et français.

C’est la raison pour laquelle, ARTE reste avant tout un projet franco-allemand. Créé en 1990 par un conglomérat politique franco-allemand et après avoir obtenu le soutien de François Mitterrand et d’Helmut Kohl, les premières retransmissions débutent le 30 mai 1992. Depuis lors, ARTE a toujours assumé son centralisme franco-allemand.

Jean-Michel Utard, sociologue des médias, s’est beaucoup intéressé à la spécificité de la chaîne ARTE dans les années 90. Selon lui, « Regards croisés », slogan publicitaire de la chaîne, ne signifie rien d’autre que « regarder ce qu’il se passe dans un autre pays ». Mais les journalistes ont un problème avec la définition des codes transnationaux et ne parviennent pas à se mettre d’accord quant à l’explication des expressions « perspective européenne » ou « journalisme européen ».

Cette ouverture à l’Europe apparait significative quand bien même timide dans le sens où ARTE tombe rapidement dans le piège qui consiste à fournir des informations dans le style franco-allemand. Chose qui contredit la perspective européenne. Mais finalement, elle s’adapte et un vrai projet prend forme : une télé franco-allemande qui veut s’ouvrir sur d’autres cultures, créant pour l’occasion une chaîne dédiée à la culture.

 20 ans de « Regards croisés »

Jean-Michel Utard affirme : « Depuis le début, les bases sur lesquelles se fonde ARTE sont intellectuelles, alors que la télévision en tant que telle est "un miroir des nations". Cette conception répond surtout à l’idée que les élites se font d’un certain pluralisme de l’information. » Cette identité complexe et les « Regards croisés » restent-ils donc la seule utopie des élites dans l’intention de nous servir un modèle de multiculturalisme européen de haut niveau ? L’expérience a déjà 20 ans et pour le moment les sociologues qui se sont intéressés à ARTE ou au potentiel d’autres médias internationaux sont peu nombreux. Ces 20 ans de « Regards croisés » sont-ils précurseurs d’une qualité nouvelle dans le journalisme et les médias ?

Photo : la Une (cc): Ese Oso/flickr; dans le texte : mur d'écrans : reflexer/flickr; ravitaillement : Victor Hertz/flickr; mapa: Samantha Decker/flickr;

Translated from Arte: 20 lat francusko-niemieckiego romansu