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Festival d'Avignon : les pépites du off

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Cette année, c’était mon huitième Avignon. Après être passée par tous les postes, ou presque, et toutes les couleurs de carte, je me prépare à rentrer à Berlin et à affronter LA question qui m’attend : alors, Avignon, c’était comment ? Arrêt sur l’édition 2019, ses pépites, et ses questionnements.

Je ne sais pas combien de spectacles j’ai vu ici en huit ans, près de 200 peut-être. Quand on sait que plus de 1500 spectacles sont programmés chaque année ça nous fait quoi... Du 1,66 % ? Angoisse, frustration : combien de pépites ratées ? Combien de comédien.nes désormais célèbres que j’aurais pu voir à leur tout début ? Combien d’heures perdues devant des délires égocentrés pendant que des oeuvres formidables se jouaient dans le théâtre d’à côté ?

Comme chaque année, j’ai essayé de faire dans l’éclectisme : seul(e) en scène, création collectives, musique, danse, théâtre-danse, mime (et même mime chinois ou « opéra Nuo »). Bien sûr, je me suis concentrée sur mes lieux de prédilection : le Théâtre de la Manufacture, le 11. Gilgamesh Belleville et le Théâtre des Doms. Vous qui êtes déjà venu.es au festival, vous savez que pour ne pas perdre son temps, bien se connaître, savoir le type de spectacle que l’on recherche et identifier les théâtres qui les programment est essentiel.

Pour moi, la « pépite », comme on dit ici, c’est un spectacle qui touche au « Beau absolu », un spectacle qui me parle émotionnellement jusqu’à me dépasser. Je pense m’ennuyer, je crois remarquer un défaut, là, dans la lumière ou le jeu, mais soudain ça me prend, ma mâchoire se crispe, des larmes s’agrippent à mes cils bien que ce ne soit ni drôle, ni triste, juste parce qu’une corde a vibré, parce que sur scène on parle de moi, du monde dans lequel je vis, on me questionne sans avoir l’air de le faire. Bref, c’est un spectacle que je porte en moi plusieurs minutes, voire plusieurs années après l’avoir vu (Demain il fera jour, de Vincent Clergironnet en 2010 par exemple, ou plus récemment Phasmes, de la compagnie Libertivore en 2018).

Deux rien, le spectacle de danse-théâtre de Clément Belhache et Caroline Maydat, a été ma pépite 2019. J’ai découvert ce spectacle aux Lucioles, théâtre qui accueillait déjà un coup de coeur l’an dernier (notez toujours les théâtres qui ont programmé des spectacles que vous avez aimé, les pépites aiment s’y reproduire). Deux rien, c’est le rêve d’un mendiant fatigué, invisibilisé par nos regards fuyants. Quelques minutes d’une merveilleuse humanité dans un quotidien de brutale solitude. Un retour à la simplicité, à la naïveté délicieuse de l’enfance, des jeux à deux. Se chamailler, se réconcilier, se coller, se décoller, se voir et se toucher.

Je commencerai sans doute par ce spectacle quand on me demandera à mon retour à Berlin : « Alors, Avignon, c’était comment ? » J’ai l’habitude de passer en revue les spectacles, d’abord ceux qui m’ont faite pleurer, puis ceux qui m’ont faite rire, puis, si on a le temps, les catastrophes, les seuls en scène malaisants et les délires égocentrés de collectifs un peu trop jeunes. Rarement j’arrive à résumer mon festival mais cette année, c’est différent. Je quitte Avignon avec un sentiment d’apaisement. Plus sereine, plus forte aussi. Les spectacles que j’ai vus ne m’ont pas seulement émue, surprise ou consternée. Ils m’ont donné la foi, comme chantait l’autre. Je me sens libérée de mes peurs et opère ainsi un retour des milliers d’année en arrière, au temps des tragédies grecques, des catharsis.

Des humains pour dire des émotions humaines

Tout a commencé avec 40° sous zéro, la dernière création de la compagnie du Munstrum. Fan de leur travail depuis Le Chien, la nuit et le couteau en 2017, j’avais hâte de découvrir ce que ferait Louis Arène et Lionel Lingesler de L’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer et des Quatre jumelles, deux des textes les plus abstraits de Copi. On y change de sexe, volontairement ou de son plein gré, on se recouvre d’excréments, on tue pour trois millions. Les personnages sont fous, grossiers, désespérés, débiles. Ils sont les enfants perdus d’une société violente et injuste. Loin des conventions du théâtre « classique » réclamant un dénouement salvateur, on se délecte ici d’un théâtre sans but où la vacuité est convoquée comme figure esthétique. Sur scène, des monstres sublimes habillés par Christian Lacroix (rien que ça) qui n’ont aucune limite, ni le corps (les genres s’oublient), ni la mort (toujours, on ressuscite), ni la santé (aucune narine, aucune veine n’est épargnée par l’héroïne), ni les coulisses : l’image du mur du fond qui s’écroule et de ces quatre monstres qui courent au loin et rapetissent jusqu’à disparaître pour revenir, toujours en courant, sur le devant de la scène, restera longtemps gravée sur ma rétine. En sortant du spectacle, usée jusqu’à la moelle par cette orgie d'indicible, je suis partie danser au concert du village du OFF. Lavée du stress, de la colère, de la fatigue de l’année et prête à accueillir ce qu’Avignon aurait à m’offrir.

Cadeau du lendemain : Et le coeur fume encore d’Alice Carré et Margaux Eskenazi. De courtes scènes mêlent témoignages audio, images d’archives et extraits de textes. On est tour à tour là-bas, en Algérie, avec des combattants, puis en France, quelques décennies plus tard. C’est le père, puis le fils qui parlent, la grand-mère, la présidente de l’Association du souvenir. Les autrices ne se contentent pas de dénoncer les horreurs de la Guerre d’Algérie ou de réveiller les douleurs qu’on tenterait d’oublier. Dans cette pièce, Elles tissent des liens. Entre les générations. Entre les pays. Entre les genres, les métiers, les sensibilités. Soudain, les mots des enfants et de leurs ancêtres, les mots des poètes célèbres, des éditeurs engagés, de ceux qui ont tué, qui ont fui, qui sont restés, tous ces mots sont côte à côte, et à égalité. Il ne s’agit plus d’opposer, pas même de réconcilier, mais de servir une cause plus grande que soi. Et comme pour illustrer cela, sur la scène, des jeunes jouent des vieux, des femmes jouent des hommes, des hommes jouent des femmes, des blancs jouent des arabes. Peu importe l’âge, le genre et la couleur de peau des comédiens.

Ce collectif n’est pas le seul à s’être réparti les rôles sans s’occuper du « vraisemblable ». J’ai vu, à plusieurs reprises, des femmes jouer des rôles d’hommes et des hommes jouer des rôles de femmes sans que cela ne relève du déguisement, du travestissement, sans que cela n’ait d’importance. Sans qu’on en fasse quelque chose. J’ai vu des humains jouer d’autres humains, et c’était fantastique.

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Y a pas grand chose qui me révolte en ce moment © Alice Piemme AML

L’art, c’est le reflet du monde avec un temps d’avance.

Il y a eu cette soirée où j’ai hésité à proposer à mon amie le spectacle d’un chanteur méconnu (660 likes Facebook sur sa page et pas de critique presse notable) : Charly Chanteur. Allez, ça se tente. C’est ce qu’il a dû se dire Charly Chanteur cette année. Parce qu’on a l’impression que ça y est, dans l’espace-temps tout particulier qu’est celui du théâtre et encore plus particulier qu’est celui d’Avignon : un mec hypersensible qui vous chante des chansons drôles sur l’adolescence avec des plumes d’indien sur la tête, ce n’est ni un spectacle visant à casser les codes de la masculinité, ni un alpha male déguisé qui fait rire gras avec son objectif annoncé : « vous offrir des fleurs sorties tout droit du jardin de mon coeur ». C’est juste un mec, et un mec juste. Les chansons de Charly Chanteur m’ont profondément émue. Ce n’était pas triste, et ce n’était sûrement pas son intention de nous émouvoir à ce point. Seulement, j’étais assise là, et dans cette époque qui s’annonce, où les hommes ont enfin le droit de se demander qui ils sont, et surtout qui ils veulent être, il n’y a plus eu de barrière pour se glisser entre son émotion et la mienne. C'est rare de voir un chanteur homme ou une chanteuse femme, qui arrive à parler aux deux sexes sans être dans le flirt. L’histoire de ce mec qui passe la nuit à côté de cette fille et qui ne sait pas si elle lui envoie des signes, c’était moi, c’était mon mec, mes potes, c’était nous.

Nous. Liés par le fait qu’homme ou femme, cis- ou transgenre, jeune ou vieux, d’ici ou de là-bas, nous formons bel et bien un groupe, celui des êtres humains. La pièce qui a le mieux résumé cette idée à mon sens était Des caravelles & des batailles. Le pitch : une communauté isolée accueille un nouveau membre. Dystopie déprimante ? Utopie moralisatrice ? Même pas ! À peine quelques références, aussi nécessaires que subtiles, à ce qu’a voulu fuir ce groupe d’individus (la ville, l’ennui d’un travail dénué de sens, la course du temps). L’important c’est le groupe, ce groupe imparfait d’individus imparfaits, mais dont les différences ne les opposent pas. Curiosité, colère, agacement, frustration, attirance, ces sentiments ne les conduisent ni à lutter, ni à se dépasser. On les vit, on les traverse, et on avance. Ce spectacle m’a fait l’effet d’une « ode au vivre ensemble », pourtant ce n’est pas une ode, ce n’est même pas une invitation. C’est plutôt un murmure qui dit : « et en fait pourquoi pas ? » Dans ce quatrième mur s’est lentement ouvert une fenêtre sur un monde qui m’a d’abord paru bien loin. Et puis le mur est tombé. Ou plutôt, il s’est mué en chemin.

Et tout devient possible : les spectacles aux thèmes les plus banals renouent avec la poésie et font un bien fou. Dans Maja, un père violent et dépressif se réconcilie avec son loup intérieur grâce au magnifique travail de la marionnettiste Cristina Iosif. Dans Y a pas grand chose qui me révolte pour le moment, deux collectifs se transforment en une fratrie qui, contrairement au titre du spectacle, refuse le monde et ses mensonges et cherche à faire du neuf, mais tranquillement. En douceur et avec amour. Du « sous-réalisme » histoire de transformer par le rêve, mais en profondeur.

Ma semaine avignonnaise s’est achevée avec Antioche. Je n’aurais pu rêver meilleur résumé de ce que j’avais vécu jusque là. Ce spectacle a mis en mots ce que je cherchais à fuir en venant m’emmurer à Avignon : l’absence de sens qui plombe le moral de ma génération et des suivantes. Born to die oui, mais pas vivre triste, entre un Occident étouffé par la surconsommation et un Orient brûlé par la guerre.

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Antioche © Yanick MacDonald

Antioche, c’est le récit d’un chassé-croisé entre une mère qui fuit son pays pour le Canada et sa fille qui fait le voyage dans l’autre sens vingt ans après. Toutes deux sont en quête de sens, de liberté. Sarah Berthiaume réussit le pari d’un texte didactique mais jamais moralisateur, engagé mais jamais manichéen, simple mais pas naïf, pour que chacun.e puisse comprendre sans juger. Tandis que les témoignages des Occidentales parties en Syrie éclosent tout juste dans les médias, Antioche nous éclaire et nous dit l’étouffement, la quête de sens de ces filles d’immigré.es emmurées dans leur vie de consommatrice occidentale. Le tout sous le regard protecteur de la figure d’Antigone ( formidablement interprétée par Sarah Laurendeau ).

Les artistes sont précurseurs. L’art, c’est le reflet du monde avec un temps d’avance. Ce que j’ai vu sur scène cette année, ce que j’ai senti, c’est qu’après la dénonciation, qu’après la colère et la révolte, viendra la réconciliation. Qu’elle est en chemin. Je quitte Avignon les yeux et le coeur grand ouverts. Un métier à tisser dans les mains et dans la tête l’idée qu’aucun mur, jamais, ne saura résister à nos liens.


Photo de couverture : 40° sous zéro © Darek Szuster

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