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Femmes et politique : les inégalités structurelles de la société turque

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BruxellesSociété

En Turquie, le Parti de la Justice et du Développement (AKP) ouvre un nouveau chapitre, incertain, pour les droits civils et sociaux des femmes turques après avoir remporté la majorité aux élections législatives de novembre 2015. Seyma Gelen, féministe et chercheuse à l'Université Libre de Bruxelles, décode les résultats électoraux et le secret de la popularité d'AKP pour cafébabel.

La chercheuse en sociologie électorale transnationale Seyma Gelen combine la conscience d'une Européenne et la sensibilité d'une femme turque pour appréhender les défis prochains et les mutations lentes de ce système encore inégal. Interview de la jeune chercheuse par cafébabel.

cafébabel : Comment éviter la disparition des femmes dans l'univers politique en Turquie ?

Seyma Gelen : Pour éviter aux femmes de disparaître de l’institution législative, il faudrait réviser la loi électorale et instaurer un système de quota pour une représentation équitable des femmes sur les listes électorales des partis politiques. Elles sont peu nombreuses dans les sphères dirigeantes des partis, alors qu’en tant que militantes, elles se mobilisent pour le succès de leurs partis respectifs. Il faut dire que les femmes brillent aussi par leur absence dans les sphères dirigeantes des partis belges. En Turquie, le HDP (Parti démocratique des peuples, ndlr) est le seul parti à promouvoir activement la parité hommes femmes à tous les niveaux. Du côté de la société, la vision traditionnelle des rôles de genre maintient – directement et indirectement – les femmes dans leurs foyers. Cela explique en partie l’absence des femmes en politique. Quand on leur dit qu’elles sont/seront surtout mères, et quand on sait qu’il n’y a pas assez de structures accueillant la petite enfance, on comprend mieux leur absence. Faire des lois est une chose, avoir une attitude conforme aux lois en est une autre, les appliquer est encore autre chose et conscientiser la population, surtout masculine, aux enjeux liés aux inégalités en est encore une autre.

cafébabel : Quels types de mesures ont été prises ?

Seyma Gelen : En Turquie, on est surtout resté coincé au niveau de l’égalité légale. Il y a eu certes des campagnes de sensibilisation pour la scolarisation des filles, campagnes soutenues par des organisations féminines de plus en plus actives. Mais cet écart existe toujours entre, d’une part, l’égalité légale, et, d’autre part, les mentalités et les pratiques sociétales encore très inégalitaires, en faveur des hommes. Il y a des lois et une sensibilité sociale croissante concernant les violences faites aux femmes, mais les violences conjugales et les viols les frappent toujours de plein fouet. La comparaison est toujours utile : je rappelle que plus d’une centaine de femmes sont tuées chaque année en Belgique. C'est énorme. Comme le signale Amnesty International, aucune société ne semble épargnée. En Turquie, 300 femmes sont mortes en 2015 ! Tout le monde se rappelle d’Ozgecan, 20 ans, assassinée sauvagement par un chauffeur de bus. Attention, il y a aussi beaucoup de femmes qui ont  réussi professionnellement en Turquie : 36% des universitaires sont des femmes, de même que 30% des médecins et architectes et 25 % des avocats. Des femmes « vitrines », ayant fait carrière dans le domaine financier notamment, existent également. On peut y ajouter la libéralisation de la tenue vestimentaire qui a permis à des femmes portant le foulard de pouvoir faire des études supérieures et travailler. C’est un acquis important.

cafébabel : Quelle est votre opinion sur la campagne sur Twitter « Nous tournons le dos » (#BayanYanı, ndlrcontre Erdogan ? Croyez-vous que cela peut être un élément déclencheur d'un engagement plus profond des femmes dans la politique ?

Seyma Gelen : À l’origine, c’était la réaction d’un groupe de femmes qui étaient en désaccord avec certaines prises de position du président. Elles lui avaient tourné le dos lors de l’une de ses visites avant les élections de 7 juin 2015. La réponse du président à ces femmes a fait réagir sur Twitter et le hashtag que vous citez est devenu viral. Mais je ne pense pas que ça a été un élément déclencheur de quoi que ce soit de fondamental. Selon moi, il s’agissait de la réaction d’une partie de la société turque contre Erdogan. Ça a mobilisé surtout des femmes et des associations féministes mais également des hommes. Les partisans d’Erdogan se sont rangés derrière lui: cela  n’a donc pas mobilisé des hommes et/ou femmes de tous bords. Comme je l’ai expliqué ci-dessus, la société turque est dans sa grande majorité patriarcale et ces questions ne constituent pas un problème pour une grande partie de la population pour qui les questions économiques et sécuritaires importent plus.

cafébabel : Au pouvoir depuis 2003, Erdogan est de plus en plus perçu par ses homologues européens comme un président autocratique et intolérant. Considérez-vous qu’il s’agit d’un problème de communication politique, en particulier envers les femmes de gauche, ou est-ce un problème de nature plus structurelle ?

Seyma Gelen : Erdogan est perçu en fonction de la position que l’on a concernant sa politique. Les pays européens condamnent certaines de ses politiques et le qualifient donc en conséquence. Il faut souligner qu’il n’est pas perçu comme « un président autocratique et intolérant » par tous les citoyens turcs. Ça dépend. Tout le monde n’est pas concerné par les questions de liberté d’expression, de liberté de la presse, du statut des femmes ou de concentration de pouvoirs. Les résultats électoraux et l’actualité politique turque nous enseignent qu’il y a une polarisation de la société turque entre pro-Erdogan et anti-Erdogan. Je ne vois pas d’issue à court terme. Quoi qu’il dise ou fasse, Erdogan va plaire à certains qui vont le soutenir et déplaire à d’autres qui vont s’y opposer. La tension dans la société diminuera quand la polarisation politique diminuera mais l’actualité nous montre que ce n’est pas pour demain.

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Deuxième partie de l'interview : Femmes et laïcité : les évolutions lentes de la société turque

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Cet article a été rédigé par la rédaction de cafébabel Bruxelles. Toute appellation d'origine contrôlée.