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Faut-il interdire le Front National ?

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Le parti français d’extrême droite fait peur par son discours de violence et d’exclusion. Mais la démocratie doit-elle avoir peur des dangers de la liberté d’expression ?

Après l’interdiction du parti nationaliste basque Batasuna par les autorités de Madrid, se pose la question de la légitimité des mouvements politiques européens d’extrême droite, donc de leur douloureuse intégration au jeu démocratique. En France, le Front National se distingue depuis bientôt deux décennies par un succès électoral constant et durable, dont l’évidence trouble et inquiète. La France est une démocratie parlementaire, et la liberté d’expression est gravée dans sa refondation nationale de 1789. Si près d’un cinquième de son corps citoyen soutient le parti de Jean-Marie Le Pen, elle voudrait croire que c’est par responsabilité et liberté. Pourtant, les esprits démocratiques, heureusement majoritaires, rêveraient d’un débat politique où ce parti serait absent, puisque son fil directeur tend à la violence et à l’exclusion. Il est aisé alors de mesurer la portée des enjeux démocratiques d’une remise en cause de l’existence de ce parti qui, en lui-même, est un défi à la démocratie.

Faut-il l’interdire ? Faut-il l’intégrer au jeu politique traditionnel ? Les questions resurgissent de temps en temps. Lorsque le candidat Le Pen, en mars 2002, peinait à trouver les cinq cents signatures d’élus sans lesquelles il ne pouvait présenter sa candidature à la présidence de la République, de nombreuses personnalités s’étaient élevées contre la censure d’un mouvement qui, aussi répugnant soit-il, rassemblait depuis quinze ans cinq millions de voix. Faut-il alors l’accepter comme force politique normale ?Mais cette timide reconnaissance ne dure que le temps d’une exceptionnelle circonstance, et, entre les deux tours de la même élection présidentielle, le traditionnel débat entre les deux hommes sélectionnés ne peut avoir lieu, car le président-candidat Chirac s’y refuse : débattre avec le Front National ne mène à rien, sa rhétorique est exclusive et inféconde, centrée sur l’exclusion et la violence, en exploitant les frustrations et la peur. Faut-il alors l’interdire ? Cette alternative ne peut s’ignorer, on ne peut l’écarter en l’assimilant à une circonstance d’une crise de la démocratie, de la valeur politique, du courage citoyen des temps. Les termes du débat s’enracinent aux fondements mêmes de l’idée démocratique et de sa mise en œuvre.

Dans la démocratie pure, on respecterait le discours du Front National

La démocratie ne va pas de soi, elle n’existe pas sous une seule forme, et son idée est difficilement saisissable. Elle n’est pas qu’un mot, ou ceux qui le pensent, justement, n’osent pas réfléchir sur son idée, et pêchent par manque de précision. Notre pratique démocratique résulte d’une pénible synthèse, naît dans le sang de la Terreur, puis de la Commune, entre les idées de libéralisme plutôt autoritaire et de démocratie directe. Il en est résulté notre forme institutionnelle actuelle de démocratie parlementaire et représentative. Or ce qui touche la liberté d’expression et la responsabilité politique demeure imprécis, en tous cas guère fixé, puisque tiraillé entre les différentes composantes de cette construction politique dont l’unité est fragile. L’idée pure de démocratie exalte bien sûr la liberté d’expression et le respect de toute opinion, mais elle pose la condition de la responsabilité de chaque sujet du corps citoyen ; en d’autres termes, en vraie démocratie, chaque citoyen est instruit, cultivé, et connaît les dangers des extrêmes. A chaque fois qu’il parle de politique, le citoyen de la démocratie pure est écouté et respecté, et on sait qu’il n’est pas besoin de l’instruire de l’irresponsabilité de ses positions puisqu’on présume que son éducation politique est complète. C’est ce qui guide le respect de toute opinion. Cette idée a présidé au respect du discours du Front National. Sous son influence, on est tenté d’accepter de débattre avec lui, de vouloir de bonne foi lui prouver son erreur, espérer trouver un avantage dans son discours…On est alors confronté à la discussion sur la réforme du mode de scrutin des élections législatives : si la démocratie invite toute opinion à participer à la construction politique de l’avenir de la nation, alors il faut introduire un scrutin à la proportionnelle, ou au moins y insuffler une dose comme en Italie, et affronter des députés marqués de la flamme tricolore.

Certes, ce modèle théorique semble tentant, mais il faut se résoudre à la sensible différence de la réalité. Non, le Front National n’est pas un parti politique comme les autres. Lorsque le scrutin proportionnel lui a permis d’envoyer trente-cinq députés à l’Assemblée Nationale, de 1986 à 1988, le groupe parlementaire d’extrême droite s’est emmuré dans une opposition systématique, provocatrice et stérile, ponctuée d’une ridicule violence verbale et gestuelle. Depuis 1984, sa dizaine de députés au Parlement européen offre un spectacle du même ordre. Plus qu’une exclusion par les partis traditionnels, c’est le parti extrémiste lui-même qui s’est exclu du jeu politique traditionnel, en refusant de se prononcer d’une manière argumentée et responsable sur les grands problèmes soulevés par les temps, si ce n’est par un refus catégorique et névrotique de tout ce qui n’est pas soulevé par la mystique autoritaire d’une France irréelle. Dans ce cas, pourquoi laisser ce parti stérile sévir et se développer ? Pourquoi ne pas l’interdire ? On se souvient du tollé qui suivit l’acceptation par le président de la région Rhône-Alpes, Charles Millon, des voix des élus frontistes qui permettaient sa réélection. Le président de la République, Jacques Chirac, l’avait condamné en dénonçant un parti « raciste et xénophobe ». Charles Millon avait répondu en proposant une alternative : ou bien le Front National est effectivement un parti raciste et xénophobe, alors il faut l’interdire, comme la loi le prévoit pour de tels organismes, ou bien on ne l’interdit pas, mais alors sa place politique existe de fait s’il obtient des voix. Outre l’irresponsabilité d’un dirigeant qui craignait de perdre sa place, on sent la difficulté de la réponse.

Au royaume de l’incertitude, le FN est roi

On voit que la réponse à l’interdiction est malaisée, surtout si l’on saisit la place que le parti d’extrême droite a acquis ces vingt dernières années. On a dit que son audience dut beaucoup au machiavélisme de François Mitterrand qui aurait voulu ainsi créer un corps qui volait les voix de la droite classique sans qu’elle puisse s’entendre avec lui. Peut-être. On a dit aussi qu’elle était le signe du déclin de l’homme politique et de son courage, du manque de projet d’une société en décomposition. Peut-être aussi. Mais si l’on se force à être réaliste et précis, il faudra bien avouer que le Front National joue le rôle du parti qui, certes irresponsable, récupère des voix qui savent ce qu’ils votent. Certes, le parti fut fondé en 1972 par des nostalgiques de toutes sortes, les uns glorifiant l’OAS, d’autres Occident, d’autres encore Louis XVI. C’était, et c’est resté, un parti sans programme et sans cohérence, dont les cadres étaient de vieux parachutistes ou de vieux universitaires en mal de souffle révolutionnaire et mystique. Mais il faut faire une distinction entre ces cadres et leurs électeurs.

Contrairement à ce qu’on entend, l’audience frontiste est constante depuis 1988, c’est-à-dire que l’extrême droite recueille à chaque élection présidentielle cinq à six millions de voix, la plupart se concentrant sur la personnalité de Jean-Marie Le Pen, les autres se portant sur d’autres candidatures comme Philippe de Villiers en 1995 ou Bruno Mégret en 2002. Le Front National, durant ces quinze années, sut exploiter les grandes mutations d’une société dont les partis politiques au pouvoir ne parvenaient pas à offrir d’autre espoir à leur peuple que celui de pouvoir consommer. Le temps des idéologies avaient apporté de la certitude à l’électeur ; son dépassement depuis vingt ans a été accompagné non seulement de la crise du mouvement ouvrier (le parti socialiste tendait à basculer vers un libéralisme social incertain), mais aussi de la remise en question du compromis social d’après-guerre par le démantèlement du système public, fait au nom d’un néo-libéralisme qui ajoutait à l’incertitude. Tout cela fit que les classes populaires (au moins un tiers d’entre elles) se mirent à voter pour le Front National pour protester contre toute cette incertitude à laquelle la droite se résignait et la gauche ne répondait plus. Reléguées dans des banlieues qui, salutaires en 1960, étaient devenues déshéritées en 1990, les classes pauvres ont vu leurs métiers se bouleverser, leur travail devenir précaire au nom de la flexibilité, le rapport salarial s’individualiser, et les inégalités s’aggraver. Il était facile d’exploiter la peur et l’angoisse de la misère, en faisant croire à un salut collectif, celui de la nationalité, « être français », d’autant plus que le parti extrémiste profita de la résignation néo-libérale du parti socialiste pour clamer son opposition nationaliste au libéralisme, concept, par définition, apatride.

C’est ainsi que le Front National a exploité des peurs et s’est mis à croître. Il doit continuer à faire peur : on a cru que son audience ne survivrait pas à son fondateur, mais la récente émergence de sa fille Marine indique que le parti peut trouver un nouveau souffle, une image rajeunie, et c’est une nouvelle raison de le combattre. On a vu qu’il était difficile de l’interdire. Batasuna a été interdit en Espagne, mais ce parti avait, de manière ostensible, rompu le Contrat social en ne condamnant pas les attentats d’ETA qui faisait des morts civils tous les mois. Lorsqu’un parti, par cette irresponsabilité publique, se rend complice de cette violence mortelle, il viole le Contrat qui le lie au citoyen. On ne peut dire la même chose du Front National. Certes, c’est un parti qui tend à la violence, à l’irresponsabilité, à l’exclusion, à l’intolérance. Certes, il n’a pas de programme, pas de projet, juste des angoisses à exploiter et des occasions à saisir. Mais il a joué le rôle du dépôt contestataire qui soulignait la déception et l’angoisse de l’incertitude. On n’interdit pas un parti pour cela. Pour cela, on le combat, on se modernise, on se rapproche de ces classes populaires qui nous ont laissé pour lui, et on se remet à fabriquer de l’espoir et des projets solidaires.