Eugenia Rico : «La femme est le symbole de toutes les victimes de persécutions»
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Stefan Grand-SchaffertDans son dernier roman Aunque seamos malditas (pas encore traduit en français), l’espagnole Eugenia Rico lie mystérieusement le destin de deux femmes que plusieurs siècles séparent. Entretien sur les sorcières, Twitter, le rôle de la femme et les bienfaits de l’altérité.
« Si toutes les femmes déclarent s'être un jour ou l'autre senties un peu sorcières, elles reconnaissent en retour avoir elles-mêmes traité une autre femme de sorcière », explique Ainur, qui traîne un passé houleux derrière elle. En quête de tranquillité, elle quitte son environnement familier pour s’installer dans un petit village espagnol, sur la côte, et se consacrer à la thèse qu’elle écrit sur la guérisseuse Selene. Or ce n’est pas uniquement la proximité géographique qui unit ces deux femmes : si l’une a été pourchassée au 17e siècle pour délit de sorcellerie, Ainur a elle été victime d’une chasse aux sorcières des temps modernes. Bien qu’elle ait remporté son procès pour viol contre son ancien chef, mais justement parce qu’elle a osé s’opposer au maire, personnalité très appréciée de ses administrés, elle n'était plus la bienvenue dans le voisinage. Fatiguée de tous ces regards de travers et de tous ces commérages, elle entame un voyage dans l’univers mystique de Selene qui l’emmène par la même occasion jusqu’au plus profond de son être. Ce roman unit deux destins, deux femmes que tout sépare. Le viol dont Ainur a été victime et les stigmates qu’elle porte l’ont marginalisée sur le plan psychique. Mais elle a toujours été, depuis sa plus tendre enfance, en marge de la société en raison de sa chevelure rousse flamboyante.
Nous sommes tous marginaux
« En marge de la société ? s’exclame l’auteure à succès. Nous le sommes tous, à un moment ou à un autre, évidemment. » Ce thème lui tient à cœur. Dans deux heures, elle sera à l’Institut Cervantes de Berlin pour une lecture publique de son cinquième roman et pourtant, elle ne laisse transparaître aucune nervosité. Après avoir à nouveau consulté son compte Facebook et écrit ses e-mails, la romancière originaire d’Oviedo se lance avec enthousiasme dans un exposé de sa vision de la société, et ce dans un joyeux mélange d’anglais et d’espagnol. « Un marginal, c’est quelqu’un qui est trop beau ou trop intelligent, trop grand, trop mince ou trop gros. De toute façon, nous autres écrivains, nous avons toujours le sentiment d’être différents, et c’est de surcroît ce que nous voulons ! Nous observons le monde d’une autre perspective. Mon roman doit démontrer que l’altérité a du bon ! »
Eugenia Rico semble bel et bien être l’incarnation même de ce qu’elle avance : sa vie est tout sauf normale. Elle a remporté son premier prix littéraire à l’âge de cinq ans lors d’un concours d’écriture organisé par Coca-Cola. Elle a publié son premier texte à l’âge de 11 ans. « L’écriture et la lecture m’ont toujours paru naturelles. J’ai grandi dans un environnement imprégné de la magie de la tradition orale. Quand j’étais petite, ma grand-mère me racontait toujours des histoires et des contes. »
Depuis, beaucoup de choses se sont passées. Elle a reçu de nombreux prix littéraires et a même étudié le droit, les relations internationales et le théâtre. Daniel Kehlmann, le célèbre romancier allemand auteur notamment des Arpenteurs du monde, est un inconditionnel de son dernier roman, Aunque seamos malditas. « C’est mon meilleur livre », dit-elle au sujet de cette œuvre qu’elle a écrite en puisant dans ses vingt années d’expérience littéraire. Elle espère qu’il sera source de plaisir et donnera matière à réfléchir. « Le roman n’est à mon avis que la pointe de l’iceberg. Ce qui se cache en dessous, c’est au lecteur de le découvrir. »
Les sorcières ? Des femmes savantes
Le titre du livre (dont la traduction littérale serait « Bien que nous soyons maudites ») établit clairement le sexe des victimes. Eugenia Rico écrit-elle pour les femmes ? « La femme est pour moi le symbole de toutes les victimes de persécutions. Mais dans mon livre, il y a également des hommes persécutés. De nos jours toutefois, les victimes des persécutions sont principalement des femmes. À l’instar des soi-disant "sorcières" qui ont été pourchassées et assassinées par le passé, aujourd’hui encore des femmes innocentes sont tuées tous les jours, comme l’a récemment démontré l'affaire Sakineh (l’Iranienne Sakineh Mohammadi Ashtiani a été condamnée à mort en 2010 pour avoir prétendument eu des relations hors mariage). À l’époque, on disait que les sorcières pouvaient voler et forniquaient avec le diable. Ce sont des accusations complètement absurdes et pourtant, les hommes étaient prêts à y croire. Il s’agissait simplement de femmes savantes. Mon roman montre clairement que cela se produit encore de nos jours. Et c’est loin d’être de l'histoire ancienne. »
Facebook et Twitter sont des armes
La romancière, née en 1972, sait comment se comporter avec les médias et comment les utiliser. Après tout, elle écrit régulièrement pour de grands journaux espagnols comme El País et El Mundo. Interlocutrice vivante et intéressante au cours de l’entretien, elle met à jour ses statuts Facebook et Twitter plusieurs fois par jour pour faire part d’informations et des pensées qui lui passent par la tête. Dans son roman, elle aborde également le rôle que jouent les médias au cours du procès pour viol et ne se gêne pas pour les égratigner au passage. Mais alors, les médias sont-ils un bien ou un mal ? « L’un des personnages du roman est un inquisiteur qui change soudainement d’avis et se pose en adversaire de l’Inquisition. À mon avis, cela reflète le comportement même des médias. S’ils condamnent une personne de prime abord, cette dernière sera toujours coupable même si un tribunal l’innocente par la suite. A contrario, les médias peuvent également tenter de sauver quelqu’un de l’Inquisition, comme c’est le cas dans l’affaire Sakineh. Facebook et Twitter sont pour moi une nouvelle réalité. C’est un peu comme le téléphone : il peut aussi bien servir à amorcer une bombe atomique qu’à sauver des vies. Nous avons une arme entre les mains et nous devons apprendre à nous en servir. »
Ainur a-t-elle raison ? Eugenia Rico a-t-elle déjà traité une femme de sorcière ? Elle éclate de rire. « Non, pas encore. Mais je dois dire que "sorcière" a pour moi un sens très positif. D’ailleurs en anglais, il signifie aussi "femme savante". Si un jour l’on me traite de sorcière, j’en serai très fière. »
Photo : Une :(cc)Guido Bertoncini/Wikimedia; Copertina: site web d'Eugenia Rico
Translated from Eugenia Rico: "Es macht mich stolz, wenn man mich eine Hexe nennt"