Et si la Turquie était déjà dans l'UE ?
Published on
Comme en 2005, alors que les arbres reverdissent, l’Europe s’invite à la table de nos barbecues printaniers. Le marronnier de l’adhésion de la Turquie à l’UE ne fait pas exception: sous ses feuilles, une partie de la droite européenne déguste son plat préféré, à savoir vilipender la candidature d’Ankara.
De préférence épicé à souhait, le débat revient cette année dans nos assiettes cartonnées, à l’occasion de la campagne des élections européennes. Sur le grill, entre les merguez et les chipolatas, une brochette d’arguments cuits et recuits : l’Islam, la capacité d’absorption de la Turquie par l’UE, et le caractère Moyen-oriental du pays. Aujourd’hui, nous vous proposons de souffler un peu sur les braises, car il est parfois bon d’éviter l’indigestion d’idées reçues. Noway! enfile pour vous son tablier d’avocat du diable.
« La religion musulmane est incompatible avec les racines chrétiennes de l’Europe »
Certes, une écrasante majorité de la population turque est de confession musulmane. Ca fait tâche avec l’héritage judéo-chrétien du vieux continent, nous disent certains. Mais après tout, les traités communautaires sont muets au sujet de la foi: n’en déplaise à Mr Kaszynski, qui aurait bien rehaussé le texte de Lisbonne d’une touche pieuse, la religion de l’UE, c’est néant. Mais qu’il se rassure, l’Europe reste tout de même moins laïque que la Turquie; depuis les années 1930, le principe de laïcité prévaut dans ce pays, de même que celui de l’égalité homme/femme. Pas mal pour une horde de barbus qui veulent mettre à bas notre civilisation moderne et démocratique, non ? Au passage, pour ceux qui voient des musulmanes soumises partout, les femmes turques se sont vues arroger le droit de vote exactement 10 ans avant les françaises. Ca fait bizarre hein ?
Bon, c’est bien beau ces principes, mais qu’est-ce que ça donne en pratique, me demanderez-vous ? Après tout, comme l’assènent inlassablement de nombreux journalistes, le parti au pouvoir depuis 2002, l’AKP, n’est-il pas un parti islamiste, dont l’agenda caché est la remise en cause des fondamentaux de la laïcité turque ? Là encore, les raccourcis sont parfois dangereux, car les mots ont un sens. « Islamiste » renvoie à « terroriste » + « fondamentaliste », dans nos esprits d’occidentaux marqués par le 11 septembre et la guerre contre les talibans. Evitons toutefois l’amalgame. L’AKP est un parti religieux et conservateur certes, or il n’a aucune intention d’établir la charia en Turquie : Abdullah Gül et Recep Erdogan, certes anciens cadres du parti Refah (interdit en 1999 pour « islamisme » sans avoir vraiment pu prouver quoi que soit ), ont mis beaucoup, beaucoup d’eau dans leur vin. On peut comparer l’AKP d’aujourd’hui avec la CDU de Mme Merkel, par exemple. La Turquie est gouvernée par des libéraux, qui ont pleinement conscience de leurs liens privilégiés avec les Etats Unis et l’Union Européenne, et qui entretiennent depuis toujours de bonnes relations avec Israël (malgré des épisodes parfois houleux). Leur attachement aux valeurs européennes est indéniable : dès leur arrivée au pouvoir, ils ont fait passer des paquets constitutionnels et législatifs d’un impact considérable, et ce dans le but de remplir les critères de Copenhague dont on rappelle qu’ils portent essentiellement sur l’actuelle charte des droits fondamentaux de l’UE. On est quand même loin du régime des Mollah, vous en conviendrez.
On entend déjà les sceptiques : « oui, d’accord, mais la Turquie s’est opposée à la nomination de Rasmussen à la tête de l’OTAN parce qu’il a autorisé la publication des caricatures de Mahomet… ». Un peu de réflexion quand même ! Les jeux diplomatiques sont un tantinet plus coquin qu’un simple choc civilisationnel autodestructeur. Car on s’est laissé rouler par une fine manœuvre diplomatique, qui a eu pour seule conséquence néfaste de faire changer d’avis Mr Kouchner sur l’adhésion de la Turquie. De son coté, Ankara a gagné un renouvellement officiel du fervent soutien des USA à sa candidature à l’UE, et glané des postes stratégiques dans l’organigramme de l’OTAN. Le French Doctor ferait bien d’aller lire Metternich pour les nuls : ce coup de poker turc n’avait rien à voir avec sa candidature à l’UE, et Erdogan n’avait donc rien à perdre à ce niveau là ; tout à gagner en revanche, s’agissant du véritable dossier en question : le renforcement de l’influence de la deuxième armée de l’OTAN au sein de l’organisation.
« La Turquie est un grand pays pauvre que l’UE n’a pas la capacité d’absorber »
Et oui, ça fait beaucoup 70 millions de turcs. On les voit déjà arriver. Ca sent le siège de Vienne de 1683, comme au bon vieux temps de l’Empire Ottoman. A coté de tous ces plombiers potentiels, les polonais peuvent aller se rhabiller. D’ailleurs à propos de plombier polonais, on le cherche encore, et on cherche encore quel mal a fait l’entrée, en 2004 et 2007, de plus de 170 millions d’habitants d’Europe centrale et orientale à notre marché du travail. Il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour s’opposer à la légitimité de la Hongrie, de la Slovénie ou de la Pologne dans le club des économies européennes. Encore moins à leurs habitants, qui, loin d’avoir sournoisement infiltré les portes dérobées de notre marché du travail, on plus souvent profité des avantages du marché unique pour améliorer leur situation dans leur pays. Avons-nous vu une différence chiffrée crédible sur le marché du travail français depuis l’entrée de la Roumanie, pays pourtant peuplé de 22 millions habitants ? L’ « invasion » n’aura pas lieu, avec ou sans les Turcs. En revanche, voyons les choses en face : bientôt, l’Europe aura besoin de plus de travailleurs qualifiés, mobiles, et jeunes si possible. La croissance démographique de l’UE sera négative en 2025. La jeunesse turque remplit ces critères, et s’avère de plus en plus qualifiée. Cette manne démographique représente en réalité non pas une menace pour l’emploi, mais une aubaine.
Très bien, mais comment on fait pour « absorber » la Turquie d’un point de vue institutionnel ? Il n’y a plus de chaises en plastique supplémentaires au Parlement européen, depuis l’entrée des douze nouveaux. L’entrée au parlement d’eurodéputés turcs, qui représenteraient de facto le deuxième plus grand pays de l’UE, ne pourra en effet pas se faire sous les conditions actuelles. Il faudra réformer. Diminuer le nombre de députés par pays ? Après tout, dégraisser les effectifs de représentants nationaux, n’est-ce pas un moyen efficace d’ « européaniser » cette institution qui souffre encore cruellement du faible engagement européen d’une bonne partie de ses membres ?
Ah mais on avait oublié : la Turquie c’est le tiers monde. Un pays pauvre, peuplé de paysans anatoliens (chers à notre chef d’état), de bergers kurdes, de femmes au foyer et de vendeurs de kebab. Rien à faire dans une union dont l’objectif est toujours d’atteindre l’an prochain le stade d’économie la plus compétitive du monde, n’est-ce pas ? Ouais, mollo tout de même, la Turquie ça reste la 13ème puissance économique mondiale. Un gros poisson. Proposer à ce pays un « partenariat privilégié » avec l’Union Européenne ? Non merci, répondront les turcs, nous avons déjà depuis dix ans une union douanière avec vous, ce qui fait de nous des partenaires déjà plus que privilégiés. Le seul échelon économique qui sépare l’UE et la Turquie c’est le stade de politique commune, type PAC ou politique commerciale. A part ça, les Turcs n’ont pas grand chose à envier à la plupart des pays européens, du point de vue de la puissance économique brute. Le PIB d’Istanbul seule équivaut à… 40 fois celui de la République tchèque. Ce petit film (a vocation commerciale, certes, mais qui avance des chiffres étonnants) aide à se faire une idée :
Turkey: More than you know« La Turquie fait partie du Moyen Orient, qu’elle y reste »
Istanbul à certes un pied en Europe, mais ça ne suffit pas, le reste étant trop… asiatique. C’est trop loin de chez nous, voilà l’argument choc. La Turquie a une frontière avec l’Irak, l’Iran et la Syrie. Beurk. C’est trop bronzé par là bas, et ils font tous qu’à se tirer dessus avec des armes chimiques. Hors de question que les frontières de l’Europe s’arrêtent là où celles du régime bassiste de Bachar El Asad commencent…
Et bien détrompez vous, cette situation est déjà en vigueur. L’Union Européenne a déjà une frontière avec la Syrie ; une frontière maritime. Et oui, Chypre, vous vous rappelez ? Cette île méditerranéenne qui se situe au large du Levant. Sur une carte, le territoire Chypriote est au très au Sud de l’Anatolie. Et pour ceux qui estiment qu’Ankara est bel et bien en « Asie », faites le test, c’est édifiant : sur un axe Nord Sud, transférez Chypre en Turquie, et vous voyez que Chypre est à une bonne grosse journée de chameau à l’est de la capitale turque. Bah alors ? Qu’est ce qu’ils font dans l’Union Européenne les chypriotes ? Ils sont moyen-orientaux non ?
Le problème est là. Les critères géographiques, nous les invoquons lorsqu’ils nous arrangent politiquement. Mais si Chypre est géographiquement en Europe, la Turquie l’est aussi. Indiscutablement.
Rassasiés ?
Allez, un petit digestif: la Turquie est déjà, d’un point de vue du droit, un « Etat Européen ».
Elle l’est devenue en 1999, lorsqu’elle elle s’est vue octroyer son brevet d’ « européanité » au conseil européen d’Helsinki, à l’occasion duquel les chefs d’états et de gouvernement de l’UE, à l’unanimité (par définition, France et Allemagne y compris), ont solennellement reconnu que la Turquie était un candidat légitime remplissant les critères de l’article 49 du traité UE qui énumère les conditions d’adhésion à la communauté. Rappelons que ledit article commence par la formule : « Tout état européen… ». CQFD ?
Quoi qu’en dise Mr Sarkozy, qui nous « répète » tous les six mois environ, comme s’il voulait nous faire oublier l’existence du traité UE, que la Turquie n’est pas européenne, le dossier ne se résume pas à des arguments simplistes. Car il ne s’agit pas ici de se faire le soutien de la candidature turque à l’adhésion ; mais plutôt de tordre le cou à quelques contre vérités. En espérant que le printemps soit riche en débats.