Participate Translate Blank profile picture
Image for Errer sans but dans un monde globalisé

Errer sans but dans un monde globalisé

Published on

Story by

Default profile picture Danny S.

Translation by:

Delphine W.

Berlin

Errer sans but dans une si­tua­tion, un en­droit et un es­pace-temps peut être ex­té­nuant. Nous recherchons alors des sti­mu­la­tions, des sortes de sa­tis­fac­tions aux­quelles nous pen­sons avoir droit. Mais qu'est-ce que la sa­tis­fac­tion et dans quel contexte de­vrions-nous la re­cher­cher ? Un commentaire.

J'ai ré­cem­ment vu le film Her (2013), réa­lisé par Spike Jonze, sur un homme nommé Theo­dore (Joa­quin Phoe­nix) qui vit dans un monde du futur chargé de tech­no­lo­gie, mais qui ne peut ces­ser de vivre dans le passé. Ses la­men­ta­tions sur son di­vorce le forcent à se re­ti­rer dans un monde empli de jeux vi­déos et de porno en ligne. Mis à part son meilleur ami de la fac (Amy Adams), il n'a qu'un sem­blant de contact avec le monde ex­té­rieur à tra­vers in­ter­net. Il se sent im­puis­sant, per­dant le contrôle de sa vie. Pour com­pen­ser, il achète un sys­tème d'ex­ploi­ta­tion chez une so­ciété qui lui pro­met que son pro­duit est la so­lu­tion à tous ses pro­blèmes. Un SE à l'in­tel­li­gence ar­ti­fi­cielle (avec la voix de Scar­lett Jo­hans­son) dont il finit par tom­ber amou­reux. Mais qu'est-ce que cela in­dique à pro­pos du per­son­nage, Theo­dore, et quel mes­sage son his­toire trans­met-elle sur nos propres vies sa­tu­rées de tech­no­lo­gie ?

Bande-an­nonce of­fi­cielle de Her (2014) par le réa­li­sa­teur amé­ri­cain Spike Jonze. 

J'ai beau­coup ré­flé­chi, par­ti­cu­liè­re­ment de­puis que je tra­duis pour Ca­fé­ba­bel, à ce que si­gni­fie être un ci­toyen mon­dial, être connecté vir­tuel­le­ment à qui­conque avec un accès in­ter­net dans le monde. Nous ob­te­nons des aper­çus de la vie des autres, que nous ne ren­con­tre­rons peut-être ja­mais. Mais que si­gni­fient ces aper­çus ? Une as­pi­ra­tion ? Une envie ? Ou peut-être l'idée que la vie que nous me­nons en ce mo­ment n'est pas aussi épa­nouis­sante que nous le vou­drions ?

Dans Her, le SE Sa­man­tha de­mande à Theo­dore ce qui ne va pas lors­qu'il est al­longé dans son lit, in­ca­pable de s'en­dor­mir. Il lui dit qu'il a peur que les ex­pé­riences qu'il au­rait dans le futur ne soient ja­mais à la hau­teur de la ma­nière dont il a res­senti des ex­pé­riences si­mi­laires dans le passé. Theo­dore souffre clai­re­ment de ni­hi­lisme. Il ne voit sim­ple­ment plus l'in­té­rêt. Bien sûr, il est blessé à cause de son di­vorce, mais c'est un pro­blème de sur­face. Surs­ti­mulé par la tech­no­lo­gie, il est trop connecté à un monde vir­tuel pour être ca­pable d'ap­pré­cier les choses plus sub­tiles de la vie. Au cours du film, Sa­man­tha lui rap­pelle l'impor­tance de se ré­jouir de la vie, que la vie est quelque chose dont nous pou­vons être fas­ci­nés au quo­ti­dien, même si nous avons l'im­pres­sion que nous avons déjà tout ex­pé­ri­menté plei­ne­ment.

De grandes at­tentes d'une vie gran­diose

Ré­cem­ment, j'ai parlé à une amie qui m'a aussi ap­pris cette leçon à un mo­ment de ma vie. Elle n'a ja­mais été accro à in­ter­net, mais elle a vécu aux quatre coins du monde et est ar­ri­vée à cette même ques­tion ni­hi­liste : quel est l'in­té­rêt ? Qu'est-ce que tout cela si­gni­fie ? L'iro­nie, bien sûr, c'est qu'à ce mo­ment-là, elle tra­ver­sait une forme de ni­hi­lisme si­mi­laire à celle du per­son­nage de Theo­dore dans le film. Son com­pa­gnon, avec qui elle avait prévu de pas­ser le res­tant de ses jours, avait rompu avec elle.

Pour dres­ser la com­pa­rai­son, le ni­hi­lisme n'est pas seule­ment l'ex­pé­rience post-trau­ma­tique d'une rup­ture ; c'est une sur-sti­mu­la­tion des at­tentes sur la gran­deur que pour­rait avoir la vie. In­ter­net et la tech­no­lo­gie ont tous deux créé ce sen­ti­ment chez beau­coup de gens, en les bom­bar­dant d'images de pays loin­tains et de per­sonnes éblouis­santes. Il y a une sur-dé­pen­dance à in­ter­net et à la tech­no­lo­gie, qui sti­mule à son tour l'as­pi­ra­tion à faire des ex­pé­riences. L'iro­nie dans le film est que c'est une créa­tion tech­no­lo­gique qui en­seigne cette leçon à Theo­dore, mais seule­ment une fois qu'elle n'est plus dans sa vie.

La si­tua­tion ne sera ja­mais "par­faite"

On se met à com­par­ti­men­ta­li­ser lorsque l'on uti­lise la tech­no­lo­gie ou in­ter­net. Il y a la sé­pa­ra­tion d'"ici" et de "là-bas", de "où je suis à pré­sent" et de "où je pour­rais être, si la si­tua­tion était par­faite". Mais comme toutes les grandes re­li­gions et phi­lo­so­phies l'ont en­sei­gné, la si­tua­tion ne sera ja­mais par­faite. Il y aura tou­jours un "ici" et un "là-bas". Alors au lieu de faire des plans pour une vie qui n'exis­tera peut-être ja­mais, ne de­vrions-nous pas es­sayer de trou­ver un moyen de ré­sis­ter à l'agi­ta­tion et à l'ab­sence d'ob­jec­tifs qui es­sayent d'en­va­hir nos vies quand nous sen­tons que nous avons be­soin d'une sa­tis­fac­tion ins­tan­ta­née ?

Il est fa­cile de faire une re­cherche Google ra­pide pour ob­te­nir quelque chose qui, nous pen­sons, pourra nous apai­ser. Mais cette sa­tis­fac­tion ne pour­rait-elle pas venir d'ailleurs, d'autre chose, des choses de notre en­tou­rage im­mé­diat, ou peut-être même de l'in­té­rieur de nous-mêmes ? Pour moi, être au monde ne si­gni­fie pas se lan­guir d'autres fa­çons de pen­ser et de vivre, mais plu­tôt in­car­ner son moi le plus au­then­tique afin qu'une fois confronté à un autre ci­toyen mon­dial, on puisse l'ins­pi­rer à vivre plei­ne­ment.

De­puis que j'ai com­mencé à tra­duire et à lire Ca­fé­ba­bel, j'ai eu cer­taines fois envie de re­tour­ner en Eu­rope, à des en­droits qui semblent bran­chés, ar­tis­tiques, ins­pi­rants, en­ga­gés po­li­ti­que­ment et à l'avant-garde. Cela ré­sulte peut-être du fait que je vive en Ca­li­for­nie, mais je suis sûre qu'il y a plein de per­sonnes en Eu­rope qui ont lu les mêmes ar­ticles que moi et eu les mêmes as­pi­ra­tions à une scène qui sem­blait dy­na­mique, où à s'en­ga­ger dans des fo­rums et des dé­bats po­li­tiques.

Dans tous les cas, les his­toires qui nous semblent at­ti­rantes sont at­ti­rantes car des per­sonnes ont créé ces évé­ne­ments, ces dis­cours, ces mou­ve­ments ar­tis­tiques. Ces per­sonnes n'étaient pas pa­res­seu­se­ment as­sises à lire com­ment les autres changent le monde ; elles étaient en train de le chan­ger, de lui don­ner une forme, de le fa­çon­ner. Cette sorte de créa­ti­vité ac­tive - un en­ga­ge­ment actif avec son en­tou­rage im­mé­diat - sert d'anti­dote à l'er­rance sans but dans un monde glo­ba­lisé. C'est la qua­lité que nous ché­ris­sons le plus chez les autres. Et si nous adop­tons nous-mêmes cette qua­lité, cela nous ap­por­tera la forme la plus saine et la plus ap­pré­ciable de sa­tis­fac­tion.

Story by

Translated from Aimlessness in a Globalised World