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Epsilon, le comic retro-européen des années 80

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Maitre Sinh

Fr

En 1988, le magazine Titans, bien connu des fans de super-héros, publie dans son édition locale, en marge des comics US de marvel, une série française " Epsilon, 20 ans, fils du néant".

Ecrit et dessiné par Jean-Yves Mitton et imaginé par Marcel Navarro, directeur de la publication, ce feuilleton adopte totalement l'esthétique et le style narratif des comics américains.

Avec une particularité toutefois, l'action ne se passe ni à New-york, ni sur une lointaine planète, mais dans une Europe futuriste unie, étrange pour l'epoque encore bien plus qu'aujourd'hui....

L'histoire

Le jeune Epsilon se réveille dans " l'Eden" une citée-dôme de son "père", super méchant avide de pouvoir et doté de pouvoirs PSI. Ce dernier a évidemment de sombres desseins pour notre jeune héros, qui est d'ailleurs littéralement sa créature "artificielle". Celui ci n'entend pas se laisser faire et s'enfuit de "l'Eden" avec sa brune compagne...vers la liberté.

C'est alors que nous découvrons ou nous sommes, à la fois tout près, puisqu'il s'agit de Paris, et très loin puisque la ville, située en 2086 ( soit cent ans dans l'avenir), est devenue une métropolis futuriste.

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Mais le plus surprenant, pour Epsilon et surtout pour le lecteur, c'est l'étrange langue que parlent les autochtones. Paris est en effet l'une des capitales d'une Europe unie fruit d'un melting pot culturel.

Rapidement, nos héros doivent fuir la main mise du PSI sur les services de robo-police pour se réfugier dans les sous-sols de la ville, zone barbare sans loi ou l'on pratique encore l'ancien langage, entendez un français fortement argotique ( ce qui facilite la compréhension du lecteur!).

Finalement, ils découvriront comment le super-vilain a édifié son pouvoir : le monde extérieur n'est en réalité guère plus qu'un désert stérile suite à une guerre nucléaire en 2010. Le PSI ayant réussi à préserver Paris, sa capitale, il l'utilise pour affermir son emprise sur celle-ci, en même temps qu'il assoit son contrôle sur l'ensemble de l'Europe.

Les jeunes protagonistes sabotent alors les installations vitales et conduisent la ville, via la population souterraine, à la révolte contre le tyran...

Naissance d'une nouvelle guerre...des rêves

Ce comic, qui a maintenant tout juste 20 ans, fut écrit durant la guerre froide : la pop culture était alors obsédée par la division est-ouest . Rien ne s'élaborait sans ces prémisses, et rien ne semblait y mettre fin , si ce n'est l'holocauste nucléaire final débouchant sur des univers à la Mad Max et/ ou des cités bulles totalitaires comme l'âge de cristal (Logan's run), auquel l'auteur emprunte d'ailleurs l'idée générale.

Mais l'aspect 'pan-européen' est lui asses inédit. il est étrange de voir comment J-Y Mitton devance les thèmes dominant d'aujourd'hui d'une bonne dizaine d'année.

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La chute des républiques populaires, qui se produisit l'année suivante de la parution du comic, puis celle de l'URSS entera la guerre froide et plaça l'Europe face au défi de sa réunification.

Le traité de Masstricht et le référendum de 1993, marqua alors en france une rupture profonde dans l'imaginaire politique , tout en donnant naissance à l'Union Européenne. Désormais, la division gauche-droite même perd de son sens au profit de celle sur 'organisation de l'Europe et du futur de la France.

L'idée européenne est irrémédiablement née dans la conscience collective comme une réalité immédiate et de premier plan.

Tout cela ne se passait que 5 après la publication d'Epsilon... cinq années révolutionnaires, échappant à toute prévision.

Rétrospectivement, dans le contexte actuel, cette BD semble presque anodine tant ces thèmes sont aujourd'hui dans l'air, mais il en allait tout autrement alors.

En 1988. Le drapeau européen n'avait été choisi que depuis deux ans et demeurait largement inconnu du grand public. L'euro n'existait pas et l'ECU était une nouveauté réservé aux banques ( l'auteur fait alors preuve de chance ou d'intuition en baptisant la monnaie du futur "euroécu")

L'idée même d'europe unie n'était le fait que de quelques utopistes et visionnaires et n'appartenait pas au domaine de la réalité "visible". L'europe n'avait dure reste, même dans les productions fictionnelles, qu'une place extrêmement marginale.

Certes il y avait la CEE et le "marché commun", mais les affaires de quota d'importation de bovins et les normes des téléviseurs ne passionnaient pas les foules. Au mieux, un grand oncle acquiesçait machinalement en ajoutant que le marché commun c'est "le futur pour les jeunes". Aucun lien n'était tissé entre cet embryon et ses développements à venir

Bref, l'idée d'un devenir politique en dehors de la lutte est-ouest ou de la nation française n'existait tout simplement pas au sein de l'imaginaire collectif.

Rêve, imaginaire et politique

L'histoire ne dit pas quel est le parti pris de l'auteur sur l'idée européenne en général. Mais le lecteur est plutôt conduit à s'identifier à des références nationales (l'underground et son argot parisien) et le comic reflète comme une vague anticipation de la peur populaire de perdre son "identité" au sein d'un melting pot culturel européen étrange et finalement étranger aux héros. polis

Epsilon aurait pu avoir un jeune acolyte issu de cette société...cela aurait été d'autant plus intéressant pour connaitre le point de vue des habitants de cette métropolis et leur culture, mais cette question est éludée.

On ne sait du reste pas comment cette europe s'est construite. On supposera qu'après l'holocauste les européens ont fusionné leurs cultures en même temps qu'ils reconstruisaient leurs villes et leur société, mais rien n'est explicité. En tout état de cause, le PSI en profite et se glisse au cœur du processus.

Mais Epsilon reste fondamentalement ouvert. La métropolis européenne demeure un meilleur endroit que celui du PSI, et ses citoyens ne sont pas foncièrement mauvais. Mais le plus intéressant est que la BD décrit un fait, non pas une opinion : cette étrange culture pan-européenne existe, et n'est pas vraiment rejetée en soit par l'auteur et les personnages.

Jean-Yves Mitton à d'ailleurs avec Mikros, la série précédant Epsilon, une approche particulière du super-héros : " Le super-héros type "Marvel" est très loin du lecteur. Il est ce que voudrait être le lecteur. Or, Mikros, sur la fin, n'est pas du tout ce que voudrait être le lecteur ; il est le lecteur. On ne la lui fait plus. Il se rend compte que le monde n'est pas si manichéen avec les bons d'un côté et les méchants de l'autre"

Ainsi, une certaine liberté d'interprétation est permise aux jeunes lecteurs d'alors. J'étais d'ailleurs de ceux-là, et après être totalement passé à coté de l'intrigue rocambolesque et de l'aspect "complot" , je fut fasciné par la découverte de cet europolis et de ce langage baroque.

Ici aussi, chez nous, le futur pouvait se remettait en marche, et peut être, demain ne serait pas la répétition d'aujourd'hui.

Découvrir une la france mutante ayant donné naissance à un nouveau un "euro-pays" n'avait rien d'effrayant pour le jeune lecteur de l'epoque élevé dans la croyance immanente au progrès, religion laïque qui envahissait encore le champs de la politique comme celui de la (science) fiction.

L'expression "construire l'europe" prenait alors tout son sens et le lien pouvait naturellement se faire avec la CEE de l'époque et l'acte unique récemment mis en marche. La modernité et le progrès, concepts abstraits ou lointains, s'incarnait désormais un peu plus, après Epsilon, dans la réalité proche et quotidienne .

Même ( surtout) en introduisant des phantasmes assez caricaturaux, J-Y Mitton menait ainsi sans le savoir une offensive décisive dans la "guerre des rêves", telle que Marc Augé la définit dans son essai du même nom.

En créant un univers relativement marginal, pour partie hors de toute référence médiatique lourde, Epsilon donne des ailes à une réalité en gestation. C'est bien le processus de création de l'imaginaire que Marc Augé décrit à travers le triangle de circulation entre littérature, inconscient et univers médiatico-politique.

La fiction et l'imaginaire sont peut-être encore plus nécessaires que l'on ne le croit à la vie politique : une idée, aussi révolutionnaire soit elle, n'existe que si les masses s'en emparent, à travers le rêve engendré par la littérature et non par la politique elle même. Dans d'autres régions du monde, comme l'amérique latine, l'investissement du terrain fictionnel n'a pas encore eut lieu, et le futur, le mercosur, demeure un éternel "marché commun" .

Peut être un jour les anciennes colonies iberiques, partageant la même langue et les mêmes fondements, se mettront à rêver explicitement de leur devenir commun. Mais cela sera à la faveur des œuvres à venir d'un nouveau Marquez, Neruda ou grâce aux écrans de cinéma. euro-paris.jpg Aujourd'hui et ici cependant, de l'aveu de Marc Augé, un assaut tel qu'Epsilon dans la guerre des rêves est de moins en moins possible, les médias, par leur omniprésence, cannibalisant eux-même la fiction et l'imaginaire, au point que celle-ci tourne dangereusement en cercle fermé.

La guerre des rêves menace de se terminer, mais sans vainqueurs et avec une principale victime : le rêve lui même.

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A la place: un présent immanent, perpétuel, baignant dans une soupe informative...et simultanément, la peur de s'en extraire et d'affronter l'avenir.

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Références :

Résumé, référence, et liste des albums

le site de l'auteur, avec une page sur Epsilon

biographie de Marcel Navarro

LA GUERRE DES RêVES, Exercices d’ethno-fiction, MARC AUGÉ, 1997, Seuil

Epsilon, touts droits réservés éditions lug 1988 et ses ayant droits

Sur l'europan que parlent les protagonistes, Epsilon était la aussi en avance sur l'Europanto de Diego Marani de près de 10 ans. Voir notamment : europanto.be, le site consacré a l'europanto ;)

Un grand merci à Roland Guissani pour m'avoir permis à l'époque de découvrir cette série, et d'en retrouver la trace aujourd'hui. Loué soit Son nom.

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