Entretien avec Léon Tolstoï : cent ans pour changer le monde
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Emmanuel Haddad20 novembre 2010, l’écrivain russe célèbre pour ses œuvres phares Guerre et Paix et Anna Karenine est sur le point de mourir pour la centième fois. Nous le rencontrons avant qu’il ne prenne son dernier train.
Nous devons nous retrouver à la station de Tula, à 165 km au sud de Moscou. L’aube point à l’horizon. J’attend un certain comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï . Le froid automnal fait l’effet d’un râteau dont les dents vous grattent le flanc. L’espace d’un instant, j’ai le sentiment que c’est une idée folle. Je décide d’abandonner et de partir. Puis j’entends un souffle court et une voix profonde : « Fuyons ! Nous devons fuir ! » C’est lui.
Voici les célèbres mots de Léon Tolstoï prononcés peu avant sa mort le 20 novembre 1910. Répéter le rituel de la mort est un destin cruel que tous les modernes immortels subissent. Et il en fait partie.
Léon, les femmes et le monde
Enveloppé dans un chaud pull en laine, les rides du visage de Tolstoï se noient dans sa longue barbe blanche. Il semble un homme fatigué, faible et émacié après sa pneumonie, bien que ses yeux soient pleins d’espoir. Il a l’air déçu d’avoir attendu le train pour Crimée pour être encore assis ici. Heureusement il n’en est rien. « Pourquoi cette course ? » Demande-je intimidé. « C’est ma femme Sofia, répond-il angoissé. Mais qu’en sais-tu toi, tu es jeune, célibataire. Elles ne pensent qu’à l’argent. Elles sont toutes obsédées, elle…Tous mes enfants ! Je ne doute pas qu’elle serait prête à me tuer pour mon testament… Fuyons ! Nous devons fuir ! »
Je pensais que l’homme de 82 ans avait une bonne relation avec l’autre sexe. « Tu sais qui est l’interprète de la Sonate de Kreutzer ? » Lance-t-il en référence à son roman de 1889. « Oui, Pozdnyshev est Vasya, l’homme qui a brutalement assassiné sa femme en proie à la jalousie » réponds-je. « Tu veux en savoir plus ? propose-t-il ? Je suis Vaysa. Je suis le meurtrier de ma femme. Bon, disons que c’est ce que je voulais être. Tu n’imagines pas le nombre de fois que j’ai voulu l’être. Les femmes ne sont intéressées que par l’argent. » Je reste béat. Je songe aux treize enfants qu’il a conçu avec sa femme, dont cinq ont trépassé d’une mort naturelle. A-t-il aussi vu sa femme, la jeune Sofia Andreevna Bers, en écrivant Anna Karenine, que la plume de Tolstoï fait se suicider ? « Oui, mais dans ce roman, ce n’est pas elle le problème, ce sont tous ceux qui l’entourent. Ce sont eux les vrais meurtriers. La société, notre hypocrite et matérialiste société, a tué Anne Karenine ! Comme tu le vois, jeune homme, personne n’est pas innocent ». Le monde cynique et opportuniste de Léon me rappelle tellement celui dans lequel nous vivons. C’est le même que celui qui entoure le pauvre corps d’Ivan Ilitch dans le roman éponyme de 1886. Son personnage meurt après chuter sur la hanche alors qu’il tirait les rideaux. Il aura beau se plaindre, son entourage ne le croit pas ni ne l’écoute et la maladie qui s’en suit l’entraînera jusqu’à la mort. Une mort naturelle et une mort sociale, dévoré par la société, les hyènes hypocrites matérialistes autour de lui qui ne savent pas quoi faire avec sa mystérieuse maladie. Ils semblent n’avoir pas attendu autre chose que sa mort. « Quelle image lugubre », conclut Tostoï.
Guerre, paix et écologie
« Mais Ivan Ilitch a vu la lumière et mourut en s’exclamant "quelle joie !", continue Tolstoï, lisant dans mes pensées. Il en sera de même pour moi trop tôt. Tu ne peux pas savoir à quel point ça soulage. J’ai vu l’enfer de mes propres yeux à plusieurs reprises. Quand j’avais vingt ans je ne me souciais que de la fête et du jeu. Puis deux personnes m’ont sauvées : mon ami écrivain Ivan Tourgeniev, qui m’a sorti de ma passion pour les paris en me prêtant de l’argent, et l’écrivain français Jean-Jacques Rousseau, qui m’a montré la voie à suivre avec ses travaux » Et bien sûr il y a eu la guerre, ajoute-je. « C’est alors que je flottais entre la vie et la mort lors du siège de Sébastopol que j’ai décidé de me débarrasser de mes vices. J’ai commencé à rêver d’une meilleure société et du droit à rechercher la purté de la vie, comme le commande la nature. J’ai fini par devenir végétarien. Je ne pouvais plus avoir peur de souffrir, en laissant celle des animaux. J’ai tout laissé derrière moi. Je m’en fous du luxe et des objets autour de moi. » Donc Tolstoï était une sorte d’écolo avant l’heure. « Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, me dit-il en me fixant. Une chose est sûre, ma femme n’aime pas les "écologistes" comme vous dites. Tout a commencé à mal se passer entre-nous quand j’ai renié ces choses-là. Elle m’aime clairement trop. » Sofia ressemble plus à la protagoniste de ses romans, toujours prête à plonger ses canines dans le premier morceau de chair appétissant »
« Donc vous êtes passé de la viande à l’hostie » m’aventure-je à demander. « Pensez ce que vous voulez, répond Tolstoï. L’Eglise orthodoxe n’aimait pas trop mes idées. J’ai été excommunié en 1901. On a menacé de m’enfermer dans un monastère. Heureusement j’étais déjà plutôt célèbre. Parfois ça aide ». Mais qu’y avait-il de révolutionnaire dans votre pensée, lui demandai-je, conscient que notre temps arrivait à un terme. « Je ne sais pas », haussa-t-il les épaule. Je n’ai pas seulement lu la bible, j’ai aussi lu les textes bouddhistes et taoïstes et les philosophes par-dessus tout. Ce n’étaient évidemment pas des choix populaires au sein de l’Eglise orthodoxe. Le temps nous a échappé et son train arrive déjà. Léon grimpe dans un wagon troisième classe sans un seul bagage. Le Dr. Makovetsky l’accompagne. Mais Tolstoï n’aura pas besoin de son médecin de confiance et ami. Je sais déjà que son voyage sera prématurément interrompu à la station Astapovo, où une foule de personne va l’entourer alors qu’il s’effondrera pour mourir dans cette gare ferroviaire loin de tout. Bon voyage, maître, je lui lance, alors que le train l’embarque pour sa centième mort. Ou peut-être vers sa vie actuelle.
Photo: (cc)wikicommons
Translated from Intervista a Lev Tolstoj: cento volte morto per cambiare il mondo