Entretien avec Jean Ortiz
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Jean Ortiz, maître de conférences à l’université de Pau, était jeudi 27 novembre au cinéma Le Rio (Clermont-Ferrand) pour présenter le film Fils de rojo, réalisé par Dominique Gautier. Ce documentaire retrace l’histoire du combat mené depuis une vingtaine d’années par Jean Ortiz pour la récupération de la mémoire des républicains espagnols victimes du franquisme.
Rencontre avec ce fils de rouge qui nous donne son point de vue sur l’Europe, la gauche française, Che Guevara…
Par Théo Faugere
Que signifie aujourd’hui être « fils de rouge » ?
Être fils de révolutionnaire, ce n’est pas un fond de commerce, ce n’est pas génétique, c’est quelque chose qui se gagne et qui se mérite dans les combats d’aujourd’hui. Je fais depuis vingt ans un travail de récupération de la mémoire des républicains espagnols, et la mémoire ne m’intéresse que si elle permet de parler du présent. Les barbelés derrière lesquels ont été reçus comme des chiens nos parents, nos grands-parents républicains espagnols en février 1939 me rappellent terriblement les barbelés d’aujourd’hui, derrière lesquels sont parqués les sans-papiers, des milliers d’affamés, à Gibraltar, à la frontière mexicaine, etc. Il reste encore beaucoup de murs à abattre. Les forces politiques dominantes sont les mêmes, et elles n’ont pas renoncé à l’exploitation, à l’humiliation… L’ennemi pour elles continue d’être le peuple, c'est-à-dire les rouges, tous ceux qui veulent changer le monde.
Et que pensez-vous de la loi de Mémoire historique qui a été mise en place en Espagne en 2007 ?
Je considère que c’est une avancée timide, tardive. Mais elle existe. Le problème, c’est que cette loi n’est pas appliquée aujourd’hui. Par exemple, elle prévoyait le retrait des symboles franquistes des édifices publics ; il en reste à ce jour plus de 580… Imaginez-vous en France des rues Pétain… Seulement, le gouvernement espagnol manque de volonté politique pour appliquer cette loi, car pour l’appliquer, il faut affronter la droite. Et la droite espagnole est néo-franquiste. Le néo-franquisme est encore incrusté dans la société espagnole, et il l’est particulièrement au sein du Parti populaire, la droite espagnole. Le Parti socialiste (PSOE) refuse d’affronter la droite comme il devrait le faire. Il y a aujourd’hui en Espagne plus de 150 000 disparus. Cela veut dire que c’est le deuxième génocide derrière le Cambodge… Ce sont des crimes contre l’humanité. Le gouvernement avait promis l’établissement d’une carte des fosses communes, mais rien n’a été fait, le travail est laissé aux associations et aux familles des victimes. Il n’y a pas de politique étatique sur cette question. En ne remplissant pas ses obligations, le gouvernement espagnol viole les droits des familles de disparus. C’est cette situation que je combats depuis vingt ans. Je ne veux pas seulement récupérer des corps, mais les idéologies qui ont amenés ces ouvriers, ces prolétaires à être dans les fosses communes. Ces idées de justice sociale, d’égalité, de solidarité internationale, nous en avons extrêmement besoin aujourd’hui.
En 2008, vous vous êtes engagé lors des européennes sur la liste du Front de gauche dans le sud-ouest. Que vous inspire la politique européenne d’aujourd’hui, notamment le traité de Lisbonne ?
Le plus profond mépris et la plus profonde hostilité. Ce n’est pas l’Europe des peuples, c’est l’Europe de la finance. C’est l’Europe de la casse du service public. Nous avons vu l’année dernière avec la réforme Pécresse – Darcos à quel point la liquidation du service public d’enseignement supérieur et de recherche est programmée, depuis dix ans. On retrouve partout la même volonté de marchandiser la culture et le savoir. Cette Europe là n’est pas la mienne. Si l’Europe devait être l’Europe de la culture partagée, de la solidarité, l’Europe ouverte au sud, qui lutterait pour la reconnaissance d’un État palestinien, cette Europe là m’intéresserait. Mais aujourd’hui on a une Europe qui exclut, repliée sur elle-même.
Quels combats sont prioritaires en Europe ?
Il faut mutualiser les luttes à l’échelle européenne. La politique des marchés financiers est pensée mondialement, donc cela suppose de mener des luttes à l’échelle européenne, incontestablement. Mais il faut d’abord lutter chez soi. Il faut garder ses acquis sociaux, par exemple en France, issus de la Libération, du Front populaire. Je crois qu’une victoire dans un pays est bonne pour tout le monde.
Et au niveau français, que manque-t-il à la gauche ?
Il manque du courage politique, des valeurs, du sens, des utopies… Toute une partie de la gauche, en particulier au Parti socialiste, s’est ralliée au néolibéralisme. Il faut sortir de ce système. Le capitalisme n’est pas amendable ; un capitalisme honnête, moral ou « écolo », ça n’existe pas.
Est-ce que l’extrême gauche pourrait apporter des solutions, une idéologie ?
Oui, mais à condition qu’elle soit moins sectaire. Je trouve que la direction, par exemple, du NPA (Nouveau Parti anticapitaliste) est sectaire quand elle refuse de participer à une union dans un front de gauche, avec des communistes, des altermondialistes. L’ennemi principal est le capitalisme, pas le Parti socialiste. La question aujourd’hui n’est pas l’hégémonie à gauche, c’est l’hégémonie par rapport à la droite. Il faut vraiment une volonté de rassemblement. La gauche est dans un état déplorable, je crois que la droite gagne par défaut. Il n’y a pas d’alternative politique. On est aujourd’hui en train de proposer Strauss-Kahn, qui a coulé la mutuelle étudiante, qui est très contestable du point de vue de l’éthique. Il y a vraiment un manque de cohérence. La gauche a perdu les idées ouvrières de lutte des classes.
Vous avez publié Che plus que jamais, vous vous dites « guévariste » ; que signifie aujourd’hui être « guévariste », est-ce que le symbole du Che a aujourd’hui la signification qu’il devrait avoir ?
Le symbole a beaucoup été galvaudé, commercialisé, c’est vrai. Mais il représente quand même des valeurs d’éthique, de pureté. On assiste à une tentative pour vider le Che de sa substance subversive. Le Che icône n’est pas dangereux. Pour moi, le Che est une pensée en action. C’est un intellectuel de très haut niveau, un théoricien, on ne peut pas le réduire à une mitraillette. Ce qui m’intéresse le plus chez lui, c’est sa conception de l’éthique. Il lutte pour des valeurs nouvelles, un homme nouveau, débarrassé de l’appât du gain. Le Che réconcilie éthique et politique, et cela est très moderne.