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En Roumanie : les jeunes contre la corruption

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Angi et Daria sont nées après la Révolution de 1989, dans un pays en transition vers la démocratie. Mais depuis 2015, ce processus est grippé. Trente ans après la chute du communisme, elles se battent avec leur collectif contre la corruption, et pour un pays à la hauteur des standards européens.

Dans une étude de la fondation Eurofound datant de 2016, le pays était sur le podium européen concernant le niveau de corruption au sein de l’Éducation nationale, des services hospitaliers et de santé et de la garde d’enfants. Début janvier 2020, un professeur d’université a été condamné à huit ans de prison ferme pour avoir reçu des pots de vin de la part de plusieurs étudiants.

La corruption est partout, et parfois, elle tue. En 2015, 64 personnes trouvent la mort dans l’incendie du club Colectiv. Le bâtiment ne respectait pas les normes de sécurité, mais aucun contrôle n’avait été effectué par les autorités pendant des années. Ce drame entraîne la démission du gouvernement social-démocrate, et marque une prise de conscience dans la société roumaine. Plusieurs associations et groupes civiques sont créés pour lutter contre la corruption. Mais en décembre 2016, le Parti social-démocrate (PSD) reprend le pouvoir. Jusqu’à sa chute en novembre 2019, il mène une attaque en règle contre l’indépendance de la justice et la législation anticorruption, allant jusqu’à créer une instance au sein du Parquet chargée d'enquêter sur les magistrats. La Roumanie est rappelée à l’ordre à plusieurs reprises par la Commission européenne, qui la menace en 2019 d'activer le fameux article sept du traité sur l'Union européenne à son encontre, la procédure prévue en cas d'atteintes graves à l'État de droit.

Angi et Daria font partie du collectif Coruptia Ucide. Les deux jeunes femmes sont déterminées à faire changer les choses dans leur pays.

Quand et pourquoi est né votre collectif ?

Angi : Coruptia ucide signifie « la corruption tue ». Le groupe a été fondé en 2016 par Florin Badita, après l’incendie de la boîte de nuit Colectiv à Bucarest qui a fait 64 morts. Tout est parti d’une simple page Facebook. Aujourd’hui, elle est suivie par 140 000 personnes. Nous faisons partie d’un réseau de collectifs et d’associations qui luttent pour une meilleure transparence de la vie publique.

Quelles sont les actions menées par le collectif ?

Daria : L’objectif est de combattre la corruption de façon active, et de la faire diminuer. On surveille ce qui se passe autour de nous, et on signale ce qui n’est pas normal. On organise régulièrement des manifestations sur la place de la Victoire, devant le siège du gouvernement, lorsque des mesures affaiblissant la législation anticorruption sont votées. En deux ans et demi, nous avons adressé plus de 3 000 demandes d’information concernant l’attribution et le financement des marchés publics, et nous avons découvert de nombreuses anomalies. Nous organisons aussi des ateliers, des conférences, des projections, pour sensibiliser à la lutte contre la corruption. Nous ne sommes liés à aucun parti, pour rester neutres et indépendants. Si vous voulez faire de la politique, vous devez quitter le collectif.

Qu’est-ce qui vous a poussées à vous engager ?

Daria : En janvier 2017, le gouvernement a tenté de modifier le Code pénal. Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue, spontanément ou à l’appel de collectifs comme le nôtre. Ça a été la plus grosse mobilisation depuis la chute du communisme. La réforme a été abandonnée, mais les attaques contre le système judiciaire ont continué. À la manœuvre, il y avait des hommes politiques menacés par ces lois anticorruption, comme le chef du PSD Liviu Dragnea (condamné en mai 2019 à 4 ans de prison ferme pour abus de pouvoir ndlr). Un soir, je parlais avec une amie de ce qui se passait, et nous ressentions tant de frustration et de colère face à cette situation que nous avons décidé de sortir manifester à nouveau. Avant ça, j’essayais de continuer à mener ma vie comme d’habitude, mon emploi, mes amis, mes activités, mais quand de tels événements ont lieu, on doit agir. Depuis, j’ai participé à des dizaines de manifestations.

Angi : J'avais l'impression que sortir dans la rue à chaque nouvelle menace sur l’indépendance de la justice ne suffisait plus. Je suis allée à une des réunions du collectif, et j’ai senti que je pouvais agir efficacement d’ici. Aujourd’hui, je suis concaincue que c’est ma place. Le système m’a convaincue de réagir, et les personnes qui se battent pour le changer m’ont convaincue de rester.

Lire aussi : Roumanie : une lutte sans fin contre la corruption

Qu’est-ce qui a changé depuis les manifestations de 2017 ?

Angi : En deux ans, il y a eu une bascule. J’ai changé, nous sommes nombreux à avoir changé. La société civile est plus importante, plus structurée et plus investie qu’avant cette contestation. Les citoyens sont plus attentifs à ce qui se passe dans l’arène politique, aux lois qui sont adoptées. On parle politique dans le métro, dans la rue, dans les collèges et dans les lycées, et c’est nouveau.

Daria : Parmi d’autres, notre action de sensibilisation aux valeurs démocratiques porte ses fruits : le taux de participation aux élections européennes a augmenté de 17% entre 2014 et 2019, et ce rebond est particulièrement fort chez les jeunes. Les Roumains ont compris la valeur de leur vote, et l’ont utilisé. Nous rencontrons souvent des lycéens en manifestation, qui nous disent qu’ils ne peuvent pas encore se rendre aux urnes, mais qu’ils souhaitent se mobiliser à leur manière. Ça nous donne de l’espoir. La situation en Roumanie va dans le bon sens, selon nous. La jeune génération est moins tolérante envers la corruption « de tous les jours ». C’est aussi grâce à l’Union européenne, qui nous a soutenus pendant ces deux années face aux menaces du gouvernement sur l’état de droit.

« Au fur et à mesure que nous gagnons en visibilité, nous sommes visés par des campagnes de désinformation. »

Votre activisme n’est pas sans conséquences...

Angi : Nous sommes régulièrement pris pour cible par des sympathisants du Parti social-démocrate. Au fur et à mesure que nous gagnons en visibilité, nous sommes visés par des campagnes de désinformation. Un jour, un vieil homme m’a frappée dans la rue et m’a hurlé de quitter le pays, après m’avoir vue à la télévision. J’ai 14 procès en cours, et les militants de Coruptia ucide doivent en moyenne 5 000 euros d’amende chacun pour manifestation illégale. Mais nous ne nous décourageons pas. C’est notre droit d’être ici, nos lois nous autorisent à manifester. Les sympathisants du PSD n'ont aucun argument valable contre nous. Ils sont le vieux monde. Ils n'ont pas compris que nous sommes nés sous un autre régime, avec un accès direct à Internet et aux réseaux sociaux.

Un dernier message pour les jeunes Roumains ?

Angi : Engagez-vous, participez à des projets civiques ou sociaux, essayez de changer les choses.

Daria : Ne fermez pas les yeux quand vous voyez quelque chose d’anormal autour de vous. Et allez voter !

En novembre 2019, soit quelques semaines après le recueil de ces propos, le président de centre-droit Klaus Iohannis a été réélu au second tour face à la candidate du PSD Viorica Dancila, au terme d’une campagne largement dominée par la question de la corruption. Le président sortant l’a emporté avec ce slogan : « pour une "Roumanie normale" » (ndlr).


Photo de couverture : Manifestation à Bucarest contre la corruption, 25 janvier 2015 © Paul Arne Wagner - Flickr

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