En brûlant des passeports
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J’ai vécu la xénophobie dans ma propre chair, à l’endroit où l’on parle la langue d’où viennent directement les mots. C’était une mauvaise année pour m’installer à Athènes. Année durant laquelle les transports publics étaient plus souvent en grève qu’en service. J’ai ainsi dû prendre beaucoup de taxis afin d’arriver à l’heure à mon travail.
Viva España!
A cette époque, les taxis n’étaient pas chers, mais ils constituaient aussi un sport extrême: tu ne pouvais jamais savoir avec qui tu partagerais le taxi, ni quelle aventure athénienne t’attendrais à bord (le matraquage de la Cope[1]c’est rien en comparaison à ça). Avec mes quelques notions de grec de l’époque, les conducteurs me collaient aussitôt l’étiquette d’étrangère et me demandaient d’où je pouvais bien oser venir (les perturber). Lorsque je répondais, ils soupiraient, soulagés. Ouf, je pensais que tu étais du pays-là d’en haut, heureusement que t’es espagnole, c’est super et raconte t’es du Real Madrid ou du Barça.
Cela m’est arrivé tellement de fois dans des taxis, des restos, des stands de journaux que j’ai fini par considérer ces commentaires comme une habitude locale et que j’ai fini par répondre à l’énième personne me posant la question sur mon origine: ben, je suis albanaise. Et oui… il est arrivé ce qui devait m’arriver pour avoir voulu faire la maligne: le type était un paysan de Tirana et a commencé une tirade en albanais qui m’a presque fait sortir du véhicule en marche par peur. Je n’ai malheureusement pas réussi à le convaincre puis, rouge de honte, je lui ai avoué que j’étais madrilène et que fatiguée de ce racisme j’avais décidé de prendre la justice entre mes propres mains ; mains avec lesquelles je m’aurais fait un hara-kiri à cet instant même.
Xénophobie hellénique
Beaucoup de filles et de garçons réfugiés, filles et fils de migrants enfermés dans des bunkers (les CIE[2] helléniques), ou des consommateurs d’héroïne étaient (je suppose qu’ils continuent de l’être) tenus par les autorités dans les salles communes des hôpitaux publics grecs. C’est là que nous allions avec d’autres bénévoles prendre soin et entretenir ces créatures, auxquelles était institutionnellement donné de l’abri, de la nourriture et rien d’autre. Et moi, je venais apprendre de cette xénophobie incarnée: qu’est-ce que tu fais en train de prendre soin d’un gitan alors que tu pourrais rester tranquillement chez toi; on n’a pas besoin d’espagnols qui viennent s’occuper de nos enfants; non, je ne t’aide pas avec ce petit musulman, qu’il pleure, il s’en sortira… Je tremble en me rappelant ces après-midis pleins d’émotions, marinés de poussière de balançoire, de rires et de puzzles avec plusieurs pièces manquantes. Par chance, les familles albanaises avec des enfants avaient pour habitude de m’aider avec les jeunes enfants (parce qu’elles n’avaient jamais entendu mon histoire du taxi, bien sûr).
Un accent, un vêtement, une tonalité, la texture de ma crinière, le port de mon nez,… les alarmes s’activent, l’étiquette nous guette (et ça nous parait normal). D’abord, celle de l’étrangère, puis le doute s’installe, on chavire et enfin la question : tu viens d’où? Non, pour rien, juste pour savoir si t’es une étrangère sympa ou méchante. En Suède, là où je vis, on a tendance à me coller l’étiquette d’étrangère détendue qui vient de l’endroit où je passe mes vacances. On m’a justement fréquemment demandé deux choses: si je connais Torremolinos[3] et ce que je faisais ici en Scandinavie, avec le soleil qu’il y a en Espagne. On pose la même question aux grecs. Mais pas au palestiniens ni aux érythréens, par éthique.
Citoyenne du monde
On ne peut pas alléger le poids de ceux qui ont moins de privilèges, mais on peut au moins arrêter d’agir comme des élèves qui mettent en application les cours du maître discriminateur. Dans ce système global aussi raciste-post-colonial que machiste-patriarcal dans lequel nous vivons, il me semble de mauvais goût que de hisser des drapeaux médiévaux en nylon fabriqués en Asie dans des conditions déchirantes. Filles de milles laits, porteuses de langues tramontanes, nous ne « sommes » de nulle part en particulier, nous sommes de partout. Nous ne sommes pas d’endroits mais nous sommes dans des lieux de façon responsable, dans lesquels nous construisons des places souveraines avec du papier crépon et notre volonté de reconquérir ensemble ce qui nous appartient. Bénie soit Marea Granate qui continue à tisser le 15M[4] sur les réseaux 3G et l’étrangeté qui nous enveloppe.
SOL
Il y a un seul lieu où je me suis sentie moi-même, c’est étrange, étant donné que je n’y suis jamais allée: cette place bloquée dans l’espace-temps où se sont ouverts des robinets de bonheur et d’imagination violete[5], où peu importe d’où tu viens; où nous nous sommes ôtés des yeux tellement de voiles de laine mérinos et que désormais nous voyons plus clair et plus loin. Cette année 2011, dans l’âme j’étais au Sol[6], dans le corps en Syntagma (remplie de drapeaux nationaux et de sachets Bershka). Si la p(m)atrie existe, une brèche s’est ouverte dans le pincement entre Carretas et Carmen (les deux rues qui entourent la place de la Puerta del Sol), sous le ciel et au-dessus du métro. Aujourd’hui, je veux à nouveau « aller à Sol » et être de là-bas et qu’avec une étreinte et une bouteille il n’y ait rien de plus important.
Cet article fait partie d'une série de récits réalisés dans le cadre du projet « Coin migrant » à l'initiative du collectif Marea Granate, dont Cafebabel Strasbourg est partenaire. Pour découvrir d'autres articles rendez-vous sur le site.
[1] Chaîne radio espagnole idéologiquement liée à la Droite catholique
[2] Centres d'Identification et d'Expulsion
[3] Municipe touristique de la Costa del Sol, en Andalousie
[4] Mouvement des Indignés déclenché en Espagne le 15 mai 2011
[5] Depuis la fin du XIXe siècle, le violet est la couleur traditionnelle des féministes
[6] Puerta del Sol, lieu principal des rassemblements des Indignés.