Emel Mathlouthi, la rebelle de Jasmin
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Une beauté typée de 30 ans, qui distille sa rage musicale depuis dix longues années, vadrouillant entre la Tunisie, sa terre natale et la France. Son nouvel album vient de sortir et elle s'apprête à partir sur les routes françaises, pour une tournée d'au moins une année. Parcours musical et engagement militant s'entremêlent chez Emel : rencontre avec l'emblème d'une révolution.
« Nous sommes des hommes libres qui n'ont pas peur. Nous sommes des secrets qui jamais ne meurent. Et de ceux qui résistent, nous sommes la voix. » Chantée dès 2007 sur la scène du bal africain de la Bastille, « Kelmti Horra » (« Ma parole est libre ») est ensuite devenu l'hymne de la révolution tunisienne. À l'époque, télévision et radios passaient en boucle cette douce mélodie, la bande sonore de la liesse populaire qui entraîna la chute de Ben Ali. Derrière le micro, Emel Mathlouthi.
cafebabel.com : Tu as commencé à chanter « Kelmti Horra » dès 2007, quand rien ne semblait prédestiner Ben Ali à partir du pouvoir. D'où te vient ce texte ?
Emel Mathlouthi : C'est un ami qui me l'a écrit en 2007. Un très beau cadeau que je ne dédie pas seulement à la Tunisie, mais à tous les pays opprimés. J'ai volontairement créé une mélodie optimiste pour compenser le fond. Cette chanson me représente vraiment. J'ai toujours été déprimée par l'état de mon pays. J'ai manqué de tellement de liberté quand j'étais plus jeune que je n'ai jamais pu me résoudre à être passive. Chanter était l'unique façon de m'exprimer librement.
cafebabel.com : Ce n'était pas dur, sous Ben Ali, d'assumer sa vocation artistique ?
Emel Mathlouthi : Évidemment. Très vite, j'ai manqué d'espace pour créer. Jamais on ne t'interdisait de jouer. C'était plus subtil puisque tu étais dans l'impossibilité matérielle de le faire si tu ne faisais pas partie de la petite liste de musiciens appréciés par le pouvoir. Aucune salle ne voulait me programmer, personne ne voulait me signer, je n'avais même pas de tourneur.
cafebabel.com : Te penses-tu emblème de la révolution ?
Emel Mathlouthi : Un peu. Lorsque ça a commencé à péter, j'étais sur place, en pleine tournée avec mes musiciens. Ma fan page sur Facebook, avec 30 000 personnes qui me suivaient, avait été supprimée. À ce moment, une journaliste m'avait aussi appelé pour me prévenir que mes chansons avaient été supprimées des bases de données de sa radio. Je m'étais dit : « cette fois-ci, c'est pour de bon. » Ça va enfin changer en Tunisie. J'ai donc décidé de soutenir le mouvement et de dédier mon concert de Sfax (deuxième ville et poumon économique de la Tunisie, ndlr) à la révolution. Mohamed Bouazizi s'était immolé seulement une semaine plus tôt.
cafebabel.com : Tu n'avais pas peur ?
Emel Mathlouthi : Les gens étaient encore dubitatifs, moi j'étais sereine. Je travaille sur la liberté dans tous mes textes. Je milite pour que mon peuple soit enfin digne. Tout cela n'était pas réfléchi. C'était surtout une question de survie parce que j'ai toujours été révoltée. Presque mélancolique. Dégoûtée par ce que je voyais à la télévision. Elle nous faisait croire qu'on habitait un beau pays. J'avais envie de vomir. On était terrifié à l'idée de croiser un flic dans la rue. C'était révoltant.
cafebabel.com : Pourquoi dans ce cas être repartie en France après ce concert à Sfax ?
Emel Mathlouthi : Il fallait que je rentre en France pour continuer à travailler sur mon projet : l'album qui sort en ce moment, l'album de ma vie. J'avais adopté un nouvel esprit, avec un côté trip-hop. J'étais vraiment en train de tisser toute l'histoire de la Tunisie à travers mes textes. C'était une vraie course contre la montre parce que je voulais absolument le finir pour supporter à temps les manifestants.
cafebabel.com : Comment as-tu vécu les événements depuis la France ?
« Le juste milieu n'existe pas dans l'art. L'équilibre, c'est le boulot du tâcheron, pas de l'artiste. »
Emel Mathlouthi : Choquée... J'ai été choquée par les politiques. Frédéric Mitterrand, Michèle Alliot-Marie... tous. Ils ont tous retournés leurs vestes une fois la révolution passée. J'ai vraiment essayé d'utiliser ma petite notoriété pour faire parler des massacres. Les médias français sont de gros moyens de pression sur le pouvoir en place. Avec le collectif Action Tunisienne, on avait organisé un concert à l'Élysée-Montmartre. Très peu d'artistes français s'étaient mobilisés. Et puis, quand Fukushima est arrivé, j'ai bien compris ce qui les touchait le plus.
cafebabel.com : Justement, penses-tu qu'il est du ressort de l'artiste d'être engagé ?
Emel Mathlouthi : Le juste milieu n'existe pas dans l'art. L'équilibre, c'est le boulot du tâcheron, pas de l'artiste. Ma musique me permet d'aider, à ma façon, les autres. De pénétrer l'être humain. C'est pour cela que je pense que mon message est universel et ne s'adresse pas spécifiquement à mon pays. Les droits humains sont bafoués partout. À trente ans, je suis toujours autant révoltée.
cafebabel.com : Comment vis-tu l'élection d'Ennahda, le parti islamiste, en Tunisie ?
Emel Mathlouthi : C'était attendu. Dès qu'il y a une crise sociale, un mouvement de ce genre apparaît. Maintenant, il faut voir s'ils sont capables de nous sauver du marasme économique. Je pense qu'ils savent que la religion n'a jamais donné du pain au peuple. Et puis, la Tunisie a toujours été un pays très ouvert, même si sur le papier, on n'est pas laïc.
cafebabel.com : La sortie de ton nouvel album, une tournée qui débute bientôt, l'attention des médias... Est-ce une revanche pour toi ?
Emel Mathlouthi : La scène est une revanche. Parce qu'avant ça, j'ai tellement galéré. Parce que je chante surtout en tunisien. Et aussi, parce que je suis une femme. Ce n'est pas toujours facile de gérer ses musiciens. Je suis vraiment fière de tenir ce projet. J'ai parfois l'impression qu'un démon intérieur m'anime.
Lire aussi la chronique sur le concert que Emel Mathlouthi a donné à Paris sur La Parisienne de cafebabel.com
Photos : Une et Emel qui peint © AlbimAzza Béji & Gaith Arfaoui , Texte : concert © Tao Zemzemi visuel album © courtoisie de la fan page Facebook d'Emel Mathlouthi ; Vidéo : linguisticmed/YouTube