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Elisabeth Badinter : « Il faut du temps pour faire un homme »

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Philosophe et mère de trois enfants, Elisabeth Badinter a lancé en 2003 un pavé dans la mare avec son brûlot ‘Fausse Route’. D’amalgames en régressions, elle y dressait un bilan sans concessions du discours féministe.

Le néo-macho, c’est elle ! Hommes immatures fuyant leurs responsabilités face à des amazones conquérantes ou trentenaires ‘baby looser’, les relations masculin-féminin sont loin d’être apaisées depuis le droit de vote, la pilule et l'émancipation des années 70. Militante de la première heure, l’écrivain et agrégée de philosophie Elisabeth Badinter, 63 ans, n’hésite pas à aller à contre-courant de la pensée dominante. Après avoir remis en cause l’instinct maternel ou prophétisé les hommes enceints, elle s’attaque à l’idéologie féministe, accusée selon elle, de maintenir les femmes dans une victimisation permanente.

Les hommes d’aujourd’hui semblent perdus, englués dans une crise d’identité entre petites lâchetés quotidiennes et immaturité chronique. 30 ans de féminisme ne les auraient t-ils pas castrés ?

Le mouvement féministe est la seule révolution du 20ème siècle qui n’ait pas été sanglante. Cela ne veut pas dire que ce processus n'est pas difficile ou ne s’est pas déroulé sans pots cassés. Pourquoi beaucoup d’hommes souffrent-ils aujourd’hui du syndrome 'Peter Pan' ? Ils portent en eux la mauvaise conscience inconsciente héritée du comportement macho de leurs ancêtres. En outre, ils sont constamment mis en accusation. Exemple : cette fameuse enquête sur les femmes battues qui dit qu'une femme sur 10 serait victime de violences conjugales et que les médias ressortent tous les 10 mars [Journée internationale des femmes]. Cet 'indice global' est une interprétation honteuse des statistiques. Le courant féministe radical américain -qui n'est pas le mien-, tend à diaboliser les hommes et victimiser les femmes avec un message caricatural. On tricote une image masculine tellement négative que je ne suis pas surprise que les garçons fuient. Qu’on l’ait voulu ou non, on a procédé à une castration des hommes.

Dans votre livre 'Fausse route', vous évoquez une ‘domestication de la sexualité par un nouvel ordre moral féministe’. Mais la banalisation du porno par exemple, et l’image dégradante des femmes qu’il renvoie va à l’encontre de cette idée ?

Le porno est criminel à l’égard des non adultes. De l’ordre du ludique pour les adultes, il peut devenir un modèle de sexualité pour les plus jeunes. Cela est inacceptable. Après, il ne faut pas tomber dans la censure : il n’y a pas que des hommes qui regardent le porno. Je pense que beaucoup de femmes se retrouvent dans le schéma traditionnel consistant à accepter cette caricature de la domination masculine. En aurions-nous besoin si cette distribution archaïque des rôles ne satisfaisait pas, d’une certaine manière, notre sexualité ? Cette influence de la pornographie est aussi l’occasion de s’interroger sur le masochisme féminin. Cela reste une importante pulsion sexuelle.

Vous dites qu’il n’y a pas de domination masculine mais plutôt un manque de volonté des femmes d’affirmer leur autonomie...

Il y a une domination masculine mais aussi féminine. Je suis frappée par la résistance massive des jeunes femmes au modèle féministe classique de l’égalité. Une partie d’elle la veut sans doute, tandis que l’autre souhaite conserver le schéma antérieur, qui permettait une répartition des rôles et des identités claire. Comment expliquer que les femmes soient toujours 80% à assumer les tâches ménagères, si ce n’est pas dans une certaine mesure une forme de pouvoir ? Pourquoi de plus en plus de femmes diplômées et brillantes veulent rester à la maison pour s’occuper de leur famille ?

Même élevés par des mères féministes, les hommes qui participent spontanèment avec des cris d’enthousiasme ne sont pas si nombreux...

Vous avez raison. Tout le problème de l’inégalité des sexes dans la vie professionnelle ou politique provient effectivement de cette inégalité dans la sphère privée. Le vrai modèle égalitaire serait une forme de co-responsabilité et beaucoup d’hommes n’assument pas leur part. C'est d'ailleurs un peu leur manière de résister à la misandrie ambiante. Il y a néanmoins une différence notable, comparée aux années 50 où ils ne lèvaient pas le petit doigt. La situation s’améliore même si c’est loin d’être satisfaisant : il y aura toujours des salauds ou des égoïstes... Et puis vous savez, il faut du temps pour faire un homme : ils le deviennent de plus en plus tard, entre 35 et 40 ans.

Dans ‘XY’, vous prédisiez qu’hommes et femmes allaient devenir des ‘jumeaux de sexe différent’. Or, on a l’impression qu’il n’y a jamais eu autant de divergences entre les deux...

On ne peut pas toucher à l’identité des hommes sans créer de grosses frustrations et confusions. Je crois qu'il faudra encore un bon demi-siècle de réajustements. Si les hommes ont toujours été effrayés par les femmes, notamment par leur sexualité, ils s'étaient construits un masque culturellement dur et solide. Un modèle archaïque de pouvoir en face duquel les filles se limitaient à jouer les pauvres créatures rêvant de fonder un foyer. Une grande partie des femmes aujourd’hui sont à la fois conquérantes et dotées de cette assurance formidable : elles ont le pouvoir ultime de donner la vie tout en conservant la possibilité de conquérir la puissance financière ou professionnelle dans le monde extérieur. Et que reste-t-il aux hommes ?