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D’une lettre à l’autre, des égo-histoires d’exils

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Cafébabel

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Des millions d’Allemands ont traversé aux XIXème et XXème l’Océan Atlantique pour le Nouveau Monde. Selon les différents recensements, plus de 43 millions de citoyens américains ont des origines allemandes. Mais leurs histoires restent assez méconnues. C’est pourquoi des historiens travaillent avec des citoyens, et leurs descendances, pour mieux comprendre leurs vies quotidiennes. Premier article de notre nouvelle série “Terrains Communs.”

Si vous décidez d’aller à New-York pour quelques jours, un conseil: levez-vous tôt, filez au Battery Park dans le sud de l’île de Manhattan et montez dans un ferry qui vous emmène à Ellis Island.

De 1892 à 1954, on trouvait sur cet île un des principaux centres d’immigration du gouvernement fédéral américain. C’était là, à cet endroit précis, que plus de 14 millions de personnes ont foulé pour la première fois le sol des Etats-Unis. Arriver sur cette île, c’était le début du rêve américain.

Ellis Island est maintenant un musée. Mais un musée un peu particulier. Tous les jours, des dizaines de familles américaines y scrutent les registres et autres archives. Le but ? Retrouver leurs ancêtres, bien souvent arrivé(e)s avec seulement un baluchon.

Ellis Island
Archives d’Ellis Island de 1889. ©Wayan Vota

Une correspondance précieuse

L’American Dream. Voici que ces personnes de tout âge, genre, origine, nationalité sont venus chercher de ce côté de l'Atlantique. Mais si ces hommes, ou ces femmes, pouvaient partir seuls à l’aventure, certaines et certains souhaitaient garder un lien avec leurs familles restées dans la vieille Europe.

L’alphabétisation progresse tout au long du XIXème siècle, n’est plus limitée à une petite élite. Et donc, certaines familles ont correspondues pendant plusieurs années. Des documents qui ont pu être précieusement conservés par leurs enfants et petits-enfants.

Ces lettres sont des mines d’or d’informations explique Jana Keck, docteure au German Historical Institute et du projet pilote de COESO Growing migrant knowledge: Contemporary and historical perspectives.

Ce projet de recherche recense et numérise près de 3000 lettres entre des migrants allemands aux États-Unis avec leurs amis et de familles restés en Europe. Un moyen de raconter différemment les questions d’exil et de migrations.

Ces lettres, qui viennent d’archives personnelles de familles américaines, sont retranscrites, traduites et publiées. Elles permettent de remettre en contexte les vies quotidiennes tant aux États-Unis qu’en Allemagne.

Gustave Grupe
Une lettre de Gustave Grupe à sa soeur Amalie Grupe, 16 septembre, 1898 ©Migrants Connections

“Ces lettres sont très précieuses pour nous [elles nous permettent] de comprendre la vie des Allemands et de ceux qui ont émigré” continue Jana Keck. On retrouve notamment comment les émigrés percevaient leurs nouvelles vies quotidiennes, ou encore des indications économiques comme le prix du bétail des œufs.

Mais aussi, à la place des récits à la Gatsby ou les success stories d’émigrés européens qui ont réussi Outre-Atlantique, comment ils vivaient leur exil de leurs régions d’origines, la séparation avec leurs familles et racines, comment ils voulaient être au courant des mariages, des naissances ou des décès. On retrouve dans ces lettres, l'isolement, la distance, les difficultés économiques qu'ont vécu les hommes et femmes arrivés aux États-Unis pour refaire leurs vies.

Les historiens du dimanche

L’originalité de ce projet de science citoyenne est sa démarche participative. Des deux côtés de l’Atlantique, des Américains et Allemands ont pu offrir leurs archives personnelles, ont participé au déchiffrage, ont été formé à la numérisation ou la traduction de ces lettres. La transcription de ces lettres était aussi facilitée pour le logiciel open source Transkribus.

Transkribus
Des étudiants stagiaires au German Historical Institute utilisent le logiciel Trankribus © COESO

En Allemagne, les participants étaient principalement des enseignants, des étudiants en histoire et voyaient ça comme un “hobby” selon Jana Keck. Mais la participation de certains Américains au projet était plus de l’ordre de l’intime.

“Ils sont fiers d’avoir des lettres qui sont importantes pour l’Histoire!” affirme la chercheuse.

“Au début, ils pouvaient penser que leur grand-mères ou grand-pères n’étaient pas des héros, qu’ils n’ont rien fait de spécial dans leurs vies. Nous ne sommes pas d'accord ! En effet, ceux qui ont eu le cran de traverser l’Atlantique, d’affronter des futurs incertains, ont toute leur place dans les archives historiques!”

Mandy Andreasen
La participante Mandy Andreasen avec des lettres et photos de ses ancêtres, la famille Ziegenhagen © COESO

Ce travail d’égo-histoire ressemble en quelque sorte à ce que l'historien Français Philippe Arisè appelait “L’Historien du dimanche”. Soit comment des Hommes et des Femmes passionnés par le passé peuvent contribuer à la recherche historique sans être des professionnels.

Une plongée dans le passé

Ces archives épistolaires permettent aussi de prendre le pouls de sociétés qui changent. On retrouve dans ces lettres des mentions des changements politiques clefs du XIXème siècle.

On y apprend que les germanophones qui ont émigré aux Etats-Unis ont développé une ‘identité allemande’ même si l’Allemagne n’était pas officiellement créée et que les allemands s'identifient d’abord par leurs identités régionales en amont du reste de la population [nda: l’Allemagne est en effet un pays au même titre que la France ou le Royaume-Uni en 1870, après la guerre entre la France et la Prusse], que certains étaient abolitionnistes en pleine guerre civile américaine ou que d’autres développent déjà des relents antisémites.

Une grande partie des lettres étudiées dans ce projet de recherche étaient de correspondance entre femmes. Certaines étaient aussi écrites par des enfants, afin de les entraîner à écrire. Ces écrits sont soignés, travaillés, les lettres structurées, le papier, l’encre, et les timbres restant très onéreux à l’époque. Ecrire à la tante ou l’oncle des Etats-Unis était un devoir du soir pour les enfants des familles allemandes.

“Écrire était vraiment une activité familiale” explique l’Historienne Ces échanges épistolaires permettent aussi d’avoir des témoignages clefs sur les femmes émigrées.

“A la fin du siècle [ndlr: 19ème], beaucoup de femmes ont émigré car elles n’avaient pas de travail en Allemagne et elles travaillaient en ville, par exemple comme servantes. Mais elles avaient déjà leurs propres appartements et étaient assez indépendantes” … contrairement à leurs sœurs et cousines restées en Europe.

Ellis Island
Des femmes qui attendent l'inspection des autorités américaines à leur arrivée à Ellis Island © Edward Alsworth Ross, Lewis Hine

Les lettres tendent à montrer que les femmes restées en Allemagne étaient moins progressistes sur les droits de femmes mais, selon Jana Keck, elles “étaient fascinées” par l’indépendance des Américaines. “Elles n’en parlaient pas publiquement, mais écouter votre sœur qui a quitté le pays, qui gagne son propre argent, qui est indépendante, cela a dû parler à ces femmes.”

Ces lettres montrent aussi une autre réalité: migrer, partir, s’exiler, traverser les océans a un côté irrémédiable. La communauté allemande, contrairement à d’autres émigrations, s’intègre très vite aux mœurs américains. Leurs noms de famille s’américanisent. Les liens familiaux et affectifs se distendent, s’étiolent. Et les enfants de ceux qui sont partis ne parlent plus l’allemand. Les lettres se sont donc arrêtées.

Une Allemagne plus ouverte à la question de la double nationalité

Ce projet, intégré comme pilote dans COESO, a à vocation à de continuer. D’autres recherches sur les correspondances épistolaires sont prévues aux États-Unis. En Allemagne, l’accent sera mis à former aux outils numériques dans les écoles.
Ces projets de recherches généalogiques transatlantiques n’ont pas encore dévoilé tous leurs secrets et répondent à un besoin presque viscéral de beaucoup d’Américains. On pense tout de suite à la mode des tests ADN où il est possible de retracer ses origines pour quelques dizaines d’euros et quelques gouttes de salives.

Symposium
Les chercheurs du projet de recherche "Writing Across Borders" travaillent sur comment impliquer le public avec leurs travaux et l'histoire des migrations © COESO

Mais si des Américains ont conservé les documents familiaux et autres originaux, ils peuvent même demander à être naturalisés.

L’Italie, la Pologne, l’Espagne, la Tchéquie, la Norvège, la Slovaquie ont mis en place de telles procédures de naturalisation pour leurs demandeurs pouvant prouver les origines de leurs ancêtres (extraits de naissance, actes de baptêmes ou de mariage).

Il existe même des entreprises spécialisées, comme Luxcitizenship, fondée par Daniel Atz, un americano-luxembourgeois, qui peuvent être mandatées pour traiter les demandes. Quant aux Américains qui souhaitent devenir Allemand? Une nouvelle loi sur la naturalisation et la citoyenneté devrait être débattue ce printemps 2023 au Bundestag, le Parlement allemand.

Un texte qui pourrait faciliter la double-nationalité et de se conformer à une nouvelle réalité: l’Allemagne n’est plus un pays d’émigration, mais d’immigration. Pour l’instant seuls des émigrés juifs dont la nationalité a été révoqué par le régime nazi avant la Seconde Guerre Mondiale peuvent avoir un passeport allemand en plus de leurs nationalités américaines.


Cet article fait parti de la série de Cafébabel "Terrains Communs."

Ce projet est en collaboration avec le projet de recherche COESO (Collaborative Engagement on Societal Issues), à l’intersection des sciences sociales et de la recherche participative. Coordonné par l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, COESO est financé par le programme de recherche Horizon 2020. Le contenu de cet article ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant les positions de la Commission européenne, et cette dernière n’est pas responsable des informations qu’il contient.

Photo de couverture: Affiche publicitaire de la Cunard Line © Bibliothèque du Congrès des États-Unis.

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