Des ombres plus grandes que nos âmes
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Il y a des jours où le citoyen lambda n’a pas envie de se rendre au théâtre. Ce ne sont pas les abonnés à la Comédie de Clermont-Ferrand qui viendront nous contredire, à force de représentations insipides et de grands moments de masturbation intellectuelle comme seul le service public peut en produire.
Qui a assisté au vain Enfant éternel de Denis Maillefer, au massacre en musique des textes de la malheureuse Louise Labé par une Norah Krief très en verve (Irrégulière), ou, dernier exemple en date mais pas le moindre, aux gesticulations bien fades d’un James Thiérée visiblement convaincu que l’hérédité justifie tout (Raoul), sait à quel point la scène clermontoise est assommante.
Par Johnny Meringue
Et pourtant, au mépris de leur dignité intellectuelle, certains persistes à se rendre devant les planches ; du reste la Comédie de Clermont, c’est là son moindre défaut, développe le jugement critique de ses abonnés. Certes, plus souvent dans un registre réprobateur que laudatif… Il n’empêche, à force de persévérance, on finit par aimer sincèrement le théâtre, même si celui-ci apporte finalement peu de satisfaction. Et quand un spectacle aux abords alléchants se présente (un titre accrocheur et un affichage efficace suffisent parfois), difficile de résister à la tentation de se blottir dans les confortables fauteuils du Petit Vélo, certainement la salle auvergnate à la programmation la plus intéressante. Et nous voilà face au Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis.
Le Petit Vélo ose beaucoup, mais rarement en pure perte. « Exigence intellectuelle » n’y est pas synonyme de « raté », au contraire. Comment expliquer autant de réussites artistiques avec une telle prise de risque ? Un vrai faux paradoxe sur lequel les programmateurs de la Comédie de Clermont feraient bien de se pencher ; la solution réside dans le talent du bien-nommé monsieur Grand, l’inquiétant directeur dont le regard perçant évoque une vieille chouette désabusée. Ses choix de programmation illuminent cette petite scène pour le plus grand bonheur de ses habitués. L’ambiance conviviale et l’accessibilité de son responsable font le reste pour situer le lieu aux antipodes de tout ce que la maison de la culture clermontoise peut proposer.
Dernier exemple en date, ce Dialogue d’un chien[…] a tout pour faire aimer passionnément le théâtre. L’intrigue est simple et efficace : un SDF portier d’un hôtel de luxe (Philippe Jeusette), d’aspect bourru mais au cœur tendre, rongé par l’interdiction de garder sa fille dans sa caravane miteuse, voit un beau matin débarquer un chien aux grandes oreilles et à la langue bien pendue (Fabrice Schillaci), dont le hobby consiste à provoquer des accidents en traversant l’autoroute. Entre ces deux grandes gueules, bien pourvues en ce qui concerne la longueur des crocs, le ton monte rapidement : le chien voudrait être adopté, l’homme a peur d’avoir le cœur à nouveau brisé et ne veut pas s’attacher. Les joutes verbales et les dialogues mordants se succèdent alors entre les deux protagonistes qui s’égratignent sous nos regards hilares. C’est que ce cabot là a une gouaille qui n’a rien à envier à celle d’un maître pourtant inspiré.
Rapidement, la pièce prend sans pudeur des allures de plaidoyer humaniste et politiquement incorrect. L’écriture multiplie à bon escient les aphorismes et les bons mots, avec lesquels le chien et son maître se mordent et mordent sans relâche ceux qui à leurs yeux le méritent : de l’assistante sociale superficielle au politicien alcoolique, de sectaires illuminés aux spectateurs passifs que nous sommes tous face à ce que la modernité a engendré de pire – ignorance crasse, apathie face à l’injustice, dictature de l’apparence et de la télévision, totalitarisme de la pensée utilitariste, etc. –, chacun en prend pour son grade. Tout s’enchaîne et tout se tient. À mesure que l’intrigue zigzague vers une happy end non dénuée de son lot d’injustice, le bilan est sans concession : le marginal et le chien sont plus lucides que nous autres spectateurs, plus humains aussi. Leur espoir, leur consolation résident dans les promesses de l’avenir, de leur avenir commun et de celui de la nouvelle génération symbolisée par la fille du SDF. Si ténu soit cet espoir, il existe et leur donne une raison de vivre, de s’accepter et d’apprendre à s’aimer, et ce malgré la lâcheté de l’homme et l’intérêt du chien.
La gorge nouée et le regard euphorique, le spectateur goûte au bonheur simple d’un spectacle de qualité où il semble bien difficile de juger séparément le fond et la forme. Tout réussi, absolument tout : chaque geste, chaque tirade, chaque idée développée sonne juste. Les acteurs sont irréprochables, même le chien ne cabotine pas trop. Si le texte de Jean-Marie Piemme dégage une tension et une belle énergie, ce sont les acteurs qui emportent tous les suffrages : deux ego puissants, deux charismes distincts qui jouent et se font jouer l’un l’autre, qui se prennent et se donnent pour se faire briller, sans que rien ne vienne déséquilibrer leur relation jusqu’à la conclusion. C’est sur cette relation infernale et superbe que l’auteur s’appuie pour délivrer son message humaniste et révolté, d’autant plus bouleversant qu’il vient par surprise frapper le spectateur. Il nous montre l’évidence mais jamais la banalité, l’intrigue est introspective mais ne flatte pas le sens commun. C’est un pur régal, et il n’est pas besoin d’être érudit pour en profiter pleinement.
Il y a des jours où le citoyen lambda ne peut s’empêcher d’aimer le théâtre. Quel dommage que le service public se montre parfois médiocre au point de l’en faire douter. La culture n’est pas qu’une richesse publique, mais ce n’est pas une raison pour ne pas en exiger plus de nos brillantes institutions.