De chair et d'encre : une tattoo culture turque entre subversion et superficialité
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Deuxième partie de notre tour d'horizon consacré au tatouage en Turquie. Après avoir analysé les facteurs du récent mais rapide essor de la pratique, l'heure est venue de s'intéresser à l'identité d'une tattoo culture à l’encre encore toute fraîche.
Dans un pays aussi polarisé que la Turquie, la politique n’est jamais bien loin. Le tatouage ne déroge pas à la règle. Comme l’avait déjà observé en 2010 Piotr Zalewski, journaliste polonais basé à Istanbul, les kémalistes (fidèles partisans de Mustafa Kemal dit Atatürk), y ont vu une opportunité d’afficher à même l’épiderme leur inébranlable dévotion aux principes fondateurs de la République, parmi lesquels une laïcité non-négociable. Comme un symbole, l’emblématique signature d’Atatürk s’est soudainement retrouvée gravée sur un nombre croissant de peaux. Pour certains, une marque bienvenue de solidarité en des temps difficiles, pour d’autres, un business opportuniste.
Du geste subversif…
Le simple fait de posséder un tatouage, peu importe le motif, incarnait déjà pour certains une façon comme une autre de se démarquer d’un gouvernement conservateur en matière de mœurs. En 2012, une étude du Community Mental Health Journal portant sur quelques 607 lycéens stambouliotes a observé une plus grande consommation d’alcools, drogues et cigarettes, ainsi qu’une plus grande fréquentation de bars et boîtes de nuit chez les sujets tatoués. Dans certains cas, arborer un tatouage s’apparente à la revendication d’un lifestyle subversif. Une profession de non-foi en quelque sorte.
Mais les kémalistes n’ont pas le monopole du tatouage politique, loin s'en faut. Comme nous l’apprend Hakan Gerçek (Hakan Gerçek Tattoo Shop – Bağdat Caddesi), on retrouve aussi bon nombre de thèmes ultra-nationalistes à l’instar du logo du MHP (Parti d’action nationaliste, extrême-droite) ou des têtes de loups, symboles par excellence des milieux néo-fascistes turcs.
Depuis peu ont même essaimé des œuvres faisant référence au mouvement protestataire de Gezi, encore bien présent dans les esprits plus de deux ans plus tard.
Le tatouage politique reste malgré tout une tendance minoritaire, d’ailleurs en perte de vitesse. « Beaucoup de personnes s’étaient fait tatouer des signatures de leaders, des drapeaux, des symboles de partis, etc. Mais elles sont de moins en moins nombreuses parce que ces tatouages leur ont causé des problèmes dans leur vie professionnelle », commente Resul Odabaş du Resul Odabaş Tattoo Studio à Beyoğlu. « C’est parfois politique mais pas forcément. J’ai aussi des clients qui en font plutôt pour des raisons spirituelles. Des femmes voilées par exemple qui viennent me voir parce qu’elles préfèrent se faire tatouer par une femme », témoigne de son côté Nilufer Özüer de -2, à Kadıköy, une talentueuse artiste au profil atypique. Cette designer de formation a atterri dans le petit monde du tatouage par défaut, ne trouvant pas de travail dans son domaine en raison d’un contexte économique défavorable.
…au simple accessoire
Si la démocratisation du tatouage s’apparente à une vague irrésistible, celle-ci aurait pourtant tendance à pécher par son manque de profondeur. Les plus sceptiques évoquent une culture assez futile. « Les gens n’ont pas une vraie culture du tatouage, c’est seulement une mode. Parfois ils aperçoivent le tatouage de quelqu’un dans la rue et se disent : "J'veux me faire le même !" » déplore la jeune Yeliz Ozcan de Galata Tattoo, à Tünel, qui a débuté il y a tout juste 18 mois.
« C’est superficiel. On n’arrive pas à leur faire comprendre que ce n’est pas seulement un accessoire. Ici, tout ce qui fait "occidental" attire. Les gens voient tout comme appartenant à une mode, à une tendance. Ça va et ça vient. La frime a toujours fait partie de la culture turque… », expose Nilüler Özüer avant que ne surenchérisse Budakan Tamer de Lithium Tattoo, à Kadıköy : « Les gens sont soucieux de se faire tatouer quand l’été arrive. Comme ça, ils peuvent porter des manches courtes et exhiber leurs bras ».
« Certaines personnes n’en font que pour frimer. Mais elles sont assez peu nombreuses. La plupart de mes clients ont une bonne raison de se faire tatouer », nuance de son côté Cağatay Ateş. « Ça va changer. C’est une culture encore jeune ici à la différence de pays comme l’Angleterre. Il lui faut 25 années supplémentaires pour vraiment se développer », prophétise enfin Hakan Gerçek, celui par qui tout à commencé.
La désapprobation des autorités
Superficielle ou non, cette marée noire semble en tout cas impossible à contenir. Un état de fait qui a poussé des autorités quelque peu préoccupées à se prononcer dans des circonstances ayant fait couler beaucoup d’encre. En janvier dernier, la Direction des affaires religieuses (le Diyanet, un organe officiel chargé du fait religieux et directement rattaché au bureau du Premier ministre, nda) émettait une fatwa mettant en garde les amateurs de dövme (le terme turc consacré) : « Une personne avec un tatouage sur le corps devrait se le faire enlever si c'est possible. Elle devrait se repentir devant Dieu si c’est impossible ». Une précision est ensuite venue nuancer que, bien qu’interdits par la religion, les tatouages n’empêchaient pas la pratique des ablutions rituelles.
Une demi-année plus tôt, en juillet 2014, à l’occasion d’une visite des installations de l’équipe nationale turque de football, celui qui était alors le premier ministre Erdoğan avait été accueilli par un cortège de jeunes joueurs parmi lesquels Berk Yıldız, dont le bras tatoué n'était pas passé inaperçu. « Qu’est-ce que c’est que ces tatouages ? Pourquoi abîmes-tu ton corps comme ça ? Ne te laisse pas duper par les étrangers. Dieu nous en garde, ça pourrait même te valoir un cancer de la peau. C’est très dangereux », avait alors moralisé un Recep Tayyip Erdoğan inteprétant l’un de ses rôles fétiches : l'envahissant père de famille se faisant un sang d’encre…
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