Dans le monde de Charlie, tout le monde il est gentil
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Si la majeure partie de nos concitoyens et de nos responsables politiques nous appellent à la vigilance, il serait si bon de se laisser aller à la joliesse véhiculée par les manifestations de soutien à Charlie Hebdo, le weekend dernier. Bienvenue dans le monde de Charlie, où tout est joli.
« L’amalgame », « les peurs », « la récupération politique »... Au lendemain des manifestations de soutien à Charlie Hebdo et à la liberté d’expression, le weekend dernier, beaucoup ont pu apprécier ce type d’idées forces sur lesquelles étaient articulés la plupart des éditoriaux et des déclarations politiques dans la presse française. Dans la rue, une toute autre humeur. Dimanche 11 janvier, lors de la marche républicaine organisée à Paris, les 2 millions de personnes rassemblées pour l’occasion scandaient des slogans beaucoup plus fédérateurs, allant même jusqu’à remercier la police.
Du jamais-vu de mémoire de jeune manifestant. À voir des gens embrasser des CRS, des drapeaux fusionnant ceux d’Israël et de la Palestine, une cinquantaine de chefs d’États bras dessus-bras dessous, il y a de quoi imaginer bien plus que la belle photographie d’un monde unifié que Paris nous a donnée à voir quelques heures durant. Imaginer un monde où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Ou simplement imaginer que l'on puisse se servir de l’élan citoyen sans précédent déployé par un peuple indigné pour interpeller certains gouvernements qui brassent encore des lois liberticides.
Juvabien, je suis Charlie
Dans le monde de Charlie, le gouvernement espagnol retirerait immédiatement son nouveau projet législatif de « Sécurité citoyenne ». Adoptée par le conseil des ministres le 29 novembre dernier, la « ley de Seguritad Ciudadana » prévoit, entre autres, l’interdiction de réaliser un dessin satirique parodiant un politique. Et une amende de 30 000 euros aux petits malins qui auraient l'audace d'organiser une manifestation non-déclarée.
Dans le monde de Charlie, les journaux turcs d’opposition comme Cumhuriyet – qui a repris 4 pages du dernier numéro de Charlie Hebdo – pourrait publier sans avoir à faire l’objet de persécutions policières. Dans la nuit du mardi 13 au mercredi 14 janvier 2015, la police est descendue dans l’imprimerie de Cumhuriyet pour examiner le contenu du journal et téléphoner à un procureur avant d’en autoriser la diffusion (partielle, du coup). Sur la Toile, ce sont 4 sites Internet qui ont dû censurer leur page sur décision d’un tribunal du sud-est du pays. Au nom de quoi ? D’une interprétation de la justice qui juge que les dessins de Charlie sont « une insulte pour les croyants ».
Lors de la marché républicain du dimanche 11 janvier, Orban et Erdogan étaient présents.
Dans le monde de Charlie, un hebdo satirique hongrois pourrait tout à fait mettre à sa Une « le Pape brandissant une capote » avec comme titre : « Ceci est mon corps », comme l'imagine ce journaliste hongrois. Ce, sans que le gouvernement de Viktor Orban – obsédé par la réécriture de la Constitution – ne puisse opposer le code civil hongrois qui peut tout à fait condamner une personne à cause d’une simple blague.
Dans le monde de Charlie, la Russie ne pourrait pas céder aux sirènes de l’Église et promulguer dans la foulée, une loi qui instaure le délit de blasphème. Entériné en 2011, le texte condamne quiconque « exprime un irrespect vis à vis de la société ayant pour objectif d’offenser les sentiments religieux des croyants » à des peines pouvant aller jusqu’à 11 500 euros d’amende. Puis tant qu’à faire, dans le monde de Charlie, on pourrait soutenir Charlie et ne pas se faire arrêter sur une place pour avoir brandi une pancarte.
Tout le monde il est impie
Dans le monde de Charlie, vous l’aurez compris, tout le monde il est beau, tout le monde il est impie. Dans le monde de Charlie, autrement dit, les lois antiblasphèmes seraient clouées au pilori. Ces mêmes lois sont en vigueur dans 8 États membres de l’UE dont le Danemark, la Pologne, l'Allemagne la Grèce... mais guère appliquées, tombées en désuétude même. Dans le monde de Charlie, pourquoi ne pas les abroger ? En Allemagne par exemple, le dernier précédent remonte à 2012, quand le magazine satirique Titanic présente à sa une un pape en train de se faire dessus. Après être monté au créneau en vertu du paragraphe 166 contre le blasphème du Grundgesetz (qui fait peu ou prou, figure de Constitution, ndlr) le Saint-Père retirera sa plainte quand le journal de Sonneborn menacera de mener l’affaire jusque devant les tribunaux. Fin de l’histoire.
Le problème, c’est que dans une vaste partie de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, ces textes criminalisent encore le blasphème et l’apostasie. Là-bas, les impies sont, dans le meilleur des cas, punis à coups de fouets. Là-bas pourtant, il y a des femmes et des hommes qui prennent la liberté d’offenser. Tant mieux. Car dans le monde de Charlie, comme dans celui-ci, plus on est de fous plus on rit.