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Danemark : le multiculturalisme à l'ombre des réfugiés

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SociétéPolitique#OPENEUROPE

Le Danemark a été l'un des premiers pays à adopter la Convention de Genève en 1951. Rencontre avec des réfugiés du Koweït, de l'Irak et de la Syrie, dans un centre d'hébergement géré par la Croix- Rouge depuis 1986, au nord de Copenhague.

Comment mesure-t-on le bonheur ? En demandant aux gens de le noter sur une échelle de un à dix. Un sondage ainsi mené a placé les Danois en tête des peuples le plus heureux du monde, grâce à leur richesse, leur égalité, leur confort, leur fonctionnement, et une conscience claire que les gens peuvent changer le monde dans lequel ils vivent. Ils sont liés par le « fællesskab », l'idéal d'une communauté unie dans la solidarité autour de valeurs communes. Dans cet océan de bonheur, le centre Sandholm, l'un des deux centres de détention pour les réfugiés de la région de Copenhague, passe pour un îlot bien solitaire. Là-bas, environ 400 personnes vivent dans l'incertitude.

Des cigarettes et de la Carlsberg

Cet ancien camp militaire (le service de presse de Sandholm nous a gentiment demandé de ne pas décrire le camp comme une prison : « L’expression appropriée pour décrire Sandholm est ‘centre d’accueil et de départ’ », ont-ils déclaré, ndlr) héberge 600 réfugiés et immigrants du monde entier. Ils arrivent ici depuis l'aéroport, seuls. Certains étrangers n'y font qu'un bref passage, le temps que leur demande d'asile soit instruite. D'autres y sont envoyés avant d'être expulsés par les services danois de l'immigration. D'autres encore, moins nombreux, sont coincés dans un purgatoire bureaucratique. « Ça ressemble à de la torture psychologique », rapporte Talib al-Ansari, un Irakien qui vit au camp depuis cinq ans. Parmi les demandeurs d'asile malchanceux au Danemark, les Irakiens représentent le groupe le plus important. En 1979, Talib a été chassé de son pays natal par le gouvernement de Saddam Hussein parce que son père était un militant chiite. Il a vécu sans papiers dans un Iran en pleine révolution, avant de venir en Europe. « Au moins, en prison, tu sais quand on va te libérer », soupire-t-il. « Ici, tu restes dans ta chambre à attendre une lettre, mais rien ne vient. Pas de travail. C’est pas une vie. » Talib s'exprime avec cohérence et lucidité, mais son visage reflète une tristesse apaisée. Ses vêtements grossiers sont ceux d'un homme qui a cessé de se préoccuper de son apparence.

Talib al-Ansari (Droite)

Ali al-Jarrah, « résident » depuis 12 ans à Sandholm, est assis en tailleur sur son lit et fait des dessins avec la fumée de sa cigarette. Il fait partie des apatrides du Koweït, une population d'Arabes auxquels le gouvernement koweïtien refuse la citoyenneté. Est-ce qu'ils ont un endroit où prier ? Ali sort une Carlsberg en riant. De sa fenêtre, on aperçoit dans la cour austère un drapeau qui claque au vent, avec une petite croix rouge. Aucun pays ne veut de lui, tout comme Talib. « Peut-être parce que ce sont eux qui ont le pouvoir sur moi », hasarde-t-il. La Croix-Rouge danoise, mandatée par le gouvernement danois démocratiquement élu, gère ce camp depuis 20 ans. « Je les déteste. Je les surnomme la Croix Noire. Ils ne veulent pas me rendre ma liberté. Ça m'empoisonne de l'intérieur. » La Croix-Rouge, propriétaire du centre depuis 1985, n'est pourtant pas responsable de la politique qui maintient Ali et Talib en détention à Sandholm. Ils déplorent tous deux que les organisations caritatives de l'État danois les traitent avec une telle condescendance. Ils n'ont pas le droit de travailler ni de vivre en dehors du camp. On leur donne une allocation, qu'ils dépensent en cigarettes ou en alcool. Un voisin d'Ali entre brièvement, titubant, la chemise déboutonnée et les yeux vitreux. Sans même remarquer la présence d'intrus, il prend une bouteille de lait et s'en va.

2012.

De la Syrie à Sandholm

Selon l'ONU, la guerre civile qui a éclaté en Syrie, en mars 2011, a déjà fait 8 000 morts et 25 000 réfugiés (d'après les personnes enregistrées auprès du Haut Commissariat pour les réfugiés). George Elia et Jamal Mahmoud Raji sont des militants de l'opposition au régime syrien - ça ne fait pas longtemps qu'ils sont à Sandholm. Ils ont atteint la Turquie en passant par les montagnes de la province d'Idlib, avec l'aide de guérilleros de l'Armée syrienne libre (ASL). Après avoir rejoint la Grèce en bateau, ils ont pris un avion vers la prospère Europe du nord. George avait fui Alep, la deuxième ville du pays. Menacé par la police secrète locale, il nous demande de ne pas publier sa photo, de peur que sa famille ne subisse des représailles. En contrôlant le flux d'informations qui parvenait à la communauté chrétienne d'Alep, le régime a terrorisé les populations minoritaires (chrétiennes et alaouites) avec l'idée que les fondamentalistes musulmans sunnites pourraient prendre le contrôle du pays et imposer de façon rigide la loi islamique.

George nous demande de ne pas publier sa photo, de peur que sa famille ne subisse des représailles

George (chrétien) et Jamal (musulman sunnite) côtoient sans problème Ali (musulman chiite) et nous (divers) : il n'y a ni reproche, ni jugement. Avant la révolte, la classe moyenne aisée justifiait son soutien au régime au motif que le président Bachar al-Assad semblait plus laïque, moderne, instruit et donc plus européen, supérieur en quelque sorte à ses opposants islamistes. L'engrenage de la brutalité révèle une réalité bien différente. Sur leurs ordinateurs emportés en douce de chez eux, une vidéo montre un membre d'Amn al-Jaysh (la sécurité militaire nationale) défoncer à coups de bottes la cage thoracique d'un jeune homme gisant sur le sol d'un immeuble abandonné. L'un de ses acolytes filme le carnage sur son téléphone portable, sans montrer le visage de l'assaillant. « Qui est ton dieu ? », demande l'agresseur. « Bachar est mon dieu », poursuit-il en posant une photo d'al-Assad par terre devant l'homme et en lui disant de l'embrasser. L'homme brisé crache sur le portrait, et se fait tabasser de plus belle. George et Jamal regardent ça comme si les vidéos ne leur faisaient rien.

Un Danemark heureux ?

Jamal et George ne se plaignent pas, sauf du temps qu'il fait. Selon leurs dires, les Danois les ont bien traités, sans faire preuve de préjugés. La politique du gouvernement danois s'oppose explicitement au multiculturalisme, suivant le modèle français d'intégration des étrangers dans des valeurs nationales à vocation universaliste, à l'inverse du modèle britannique ou suédois d'assimilation multiculturelle et de célébration de la diversité. Cependant, quand 500 Syriens ont fui en Belgique à la mi-février, leurs demandes d'asile n'ont pas été instruites en raison de la « situation incertaine » où se trouve leur pays. Jamal et George sont encore animés par l'énergie de changer ce monde. Cela stimule pour un court moment les Irakiens, qui eux l'ont perdue depuis longtemps.

Dans le train qui me ramène à Copenhague, au milieu des mères de famille et des apprentis voyous, un homme est assis en face de moi. Il porte un casque de viking dont les cornes sont en fait deux phallus de 30 centimètres, aux veines saillantes, qui tremblotent sous mes yeux. Imaginez ma surprise face à cette bizarrerie. C'est un écart brutal que celui qui sépare le monde des migrants de Sandholm des joyeux Danois qui se bousculent dans le « fællesskab ». Dans une autre Europe, qui accepterait le multiculturalisme, Ali le joker apatride aurait ri avec nous. Dans cette Europe-ci, il reste seul dans sa confortable cellule, à siroter sa Carlsberg et à observer sur son écran de télévision la lointaine révolution arable qui se déroule dans autre univers.

Cet article fait partie de Multikulti on the Ground 2011-2012, la série de reportages réalisés par cafebabel.com dans toute l’Europe. Pour en savoir plus sur Multikulti on the Ground. Un immense merci à Ulrik Troll Smed et à toute l’équipe de cafebabel Copenhague.

Photos : © Nicola Zolin pour ‘Multikulti on the ground‘ Copenhague' par cafebabel.com

Translated from Refugees and ‘fællesskab’ in Denmark: tales from Sandholm camp for asylum seekers