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Crosetti : « Notre langue ne suffit plus »

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Default profile picture Sophie Janod

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La langue est son cheval de bataille, les anglicismes ses pires cauchemars. Le journaliste sportif de la Repubblica, auteur d’un blog à succès, ironise sur les langues européennes qui s’influencent et se contaminent.

Le chemin qui me conduit à Maurizio Crosetti se perd sur la toile. Son blog tout d’abord brille dans le petit milieu des auteurs internautes grâce à son usage de la langue italienne. Un réel plaisir à lire. Nous nous rencontrons au siège du journal La Repubblica à Turin : la rédaction est un petit bijou au cœur de la via Roma, en plein centre-ville, dans un immeuble cossu aux numéros laqués or. Aux murs, des éditoriaux-pamphlets de Sclafari (le fondateur de La Repubblica, ndlr). Crosetti, 46 ans, m’attend assis à son bureau dans une pièce où de robustes footballeurs sont accrochés aux affiches. Car le bonhomme est en fait journaliste sportif et auteur de livres qui parlent de sport ou qui utilisent subtilement le sport comme prétexte pour parler d’autre chose (comme  ou La Juve sulla Luna, parus chez Feltrinelli).

Une langue qui ne suffit plus

Couverture du livre Furoi di Pallone de Maurizio Crosetti Nous commençons notre entretien en évoquant justement son métier : « Il y a trop de politique dans les pages des journaux italiens, même si en effet les titres sont dorénavant beaucoup plus orientés sur l’Europe : les compagnies low cost par exemple, l’UE aussi, ont abattu les barrières. Les jeunes se sentent chez eux partout en Europe, et les journaux se sont adaptés. » L’Europe a longtemps été considérée comme une chronique des pages internationales. Elle s’étend aujourd’hui à la rubrique société. « C’est vrai, tout intéresse aujourd’hui : dans le journalisme, le sens de la proximité a changé. Et puis chaque pays maintient dans la presse son style, et c’est un bon point pour l’immense émerge qui vit sur le continent. »

Le langage est un thème très cher au cœur de mon interlocuteur. Crosetti critique depuis des années la tendance à « rebaptiser » les mots, avec l’usage, excessif selon lui, de l’anglais surtout pour parler d’une chose qui existe bel et bien dans la langue de Dante. Toujours d’un ton sarcastique, Crosetti se prend d’une certaine façon à vouloir refaire l’histoire en inversant seulement l’ordre des mots, et en les rebaptisant. « Avant seul Berlusconi parlait de cette façon. Maintenant c’est une mode qui en a contaminé beaucoup d’autres. Et je ne parle pas seulement des hommes politiques. Est-ce possible que notre langue ne nous suffise plus ?, interroge Maurizio. Vous voyez, cela fait partie d’un système de choses beaucoup plus élevé et complexe. Pour certains, renommer le monde veut dire le changer. Mais la vérité est que les mots n’entament pas la substance des choses. C’est une façon avec laquelle nous pensons refaire la réalité et, qui plus est, je la vois comme une vulgarité effrayante, un manque de respect de fond : c’est une violence faite à la capacité de l’auditeur à comprendre. »

Chauvinisme linguistique

Mais pourquoi est-ce différent ailleurs ? Les Espagnols disent « raton » pour indiquer ce que les Italiens appellent « il mouse » (la « souris », ndlt) et les Français « ordinateur » à la place de « computer » : c’est une forme de chauvinisme exaspéré, un système d’anticorps spontanés pour répondre à la mondialisation et à l’anglicisation mondiale ? « Chez nous, c’est en quelques sortes une forme de provincialisme : nous voulons nous montrer, nous donner un air d’internationaux, mettre les autres en difficulté en donnant l’impression d’utiliser des mots nouveaux, mais qui en réalité sont superflus parce qu’ils existent déjà dans notre langue de tous les jours. Je ne me considère pas comme un intégriste : un « phon » est un « phon », pas un « sèche-cheveux ». Ce sont des façons de s’exprimer qu’on peut éviter et donc qu’il faut éviter. » Pendant qu’il parle, derrière lui sur l’écran de veille, le mot « arcass » défile. « C’est piémontais, m’explique Crosetti, cela indique l’action de rattraper le « pallone elastico », un sport qui fait maintenant partie du folklore. Cela m’encourage. »

(Photo: M.C.)

Le sport, indicateur des époques

Le dialecte, une revanche sur l’envahissant anglais ? « Absolument pas. On sait que la réponse à n’importe quelle attaque mondialisante est un retour aux sources, poursuit Maurizio Crosetti. Je le vois également dans le football : plus il y a d’équipes stars et plus on s’attaque aux drapeaux des provinces. Pour moi, notre Europe tient plus dans les personnes que dans les institutions. Et alors même le sport joue un rôle, et ce n’est pas nouveau. Au contraire, c’est un rôle auquel il est habitué, celui d’anticiper les tendances et les lois », divague Crosetti qui revendique presque un rôle prophétique des évènements sportifs. Il se souvient soudain des matchs de ping-pong USA-Chine par exemple : « Ce sont des choses qui ont une valeur qui dépasse le résultat sportif. Parfois, au final, c’est la guerre, d’autres fois le dialogue, qui l’emporte. »

« Dans le sport au final, c’est la guerre ou le dialogue, qui l’emporte »

La Ligue des champions et la loi Bosman qui a mis en place la libre circulation des footballeurs en Europe en 1995, ont-ils en quelques sortes contribué à la construction de l’Europe, plus que Bruxelles et Lisbonne ? « Bosman est arrivé avant Schengen : c’est un fait. Mais il est inutile de rester à faire de la rhétorique. A la base, il s’agit d’une dérive commerciale : le marché du sport. Et dans la vie de tous les jours, le business arrive en tête des valeurs européennes. » Satisfait, je suis sur le point de retrouver le tiède après-midi turinois. Alors que j’arrive sur le pas de la porte du journal, une voix m’appelle : « Ah, Lubrano, une dernière chose : Arcass est également utilisé pour indiquer un vin passito piémontais très rare. Cherche-le, je te le recommande. »

Translated from Maurizio Crosetti: «L’Europa è figlia anche di Bosman, non solo di Schengen»