Critiques envers le "dîner du siècle" : un condensé du mal français ?
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par Henri LACOUR
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La douce France vie de durs moments Une étrange ambiance règne actuellement dans le royaume de France: crise économique, crise du politique, installation de l'extrême droite dans le paysage politique et médiatique, inégalités économiques croissantes… j'en passe et des meilleurs.
Toujours est-il que les tensions (palpables) ressenties en France mettent les nerfs de certains à rude épreuve. Parmi les principaux griefs que la population française adresse à ses leaders : la collusion supposée entre les élites des domaines économique, médiatique, et politique. Le fossé entre les citoyens et leurs dirigeants se creuserait de plus en plus.
Constat amère que de nombreux philosophes et penseurs ont déjà bien expliqué, mais les remèdes, eux, sont bien difficiles à trouver. Cette atmosphère fait quelquefois penser à celle qui régnait dans les années 30. Et elle se cristallise au moment du «dîner du siècle », qui a lieu chaque dernier mercredi du mois à l'Automobile club de France, dans l’Hôtel Crillon. La tenue de ce dîner et les réactions qu'il suscite semblent être une photographie assez précise du mal français, façon 21ème siècle.
Hôtel Crillon contre Palais Bourbon ?
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Les invités ? Rien de moins que "l’élite" des politiques, des journalistes et des industriels français. Et le lieu n’est pas choisi au hasard. L’hôtel Crillon se situe juste en face de l'Assemblée Nationale. Le symbole est fort : depuis le mois d'octobre dernier, des manifestants s'opposent à ce qu'ils appellent de plus en plus couramment «l'oligarchie ». Selon eux, cette réunion discrète et mensuelle s'opposerait trop violemment aux valeurs républicaines incarnées rive gauche, à l'Assemblée Nationale.
C'est en partie après la diffusion en salle du film de Pierre Carles , "Fin de concession" que l'existence de ce dîner a été révélée au grand public. Pour rappel, Pierre Carles est un journaliste freelance qui a connu une certaine notoriété après la diffusion de "Pas vu pas pris" (1998) ou "La sociologie est un sport de combat" (2001). Son dernier opus s'attaque au renouvellement de la concession de TF1 rachetée par Martin Bouygues. De fil en aiguille, Pierres Carles accuse le quatrième pouvoir de ne pas faire son devoir et de fréquenter d'un peu trop près le monde des Puissants. Et c’est précisément la présence de journalistes connus, comme David Pujadas, Arlette Chabot, Laurent Joffrin, ou Jean-Pierre Elkabbach au dîner qui est très dérangeante pour les manifestants.
Les médias, tous dans le même pot pourri ?
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Depuis quelques temps, certains universitaires se sont spécialisés dans la critique des médias qu'ils accusent d'être trop en connivence avec « la bande du Fouquet's ». Ils déplorent aussi le processus de concentration de la presse dans les mains de grands patrons du CAC 40 et des marchands d'armes. Pour eux, le journalisme exemplaire est à chercher chez les intellectuels engagés des années 50 comme Albert Camus ou Jean Paul Sartre, ainsi que Paul Nizan. Celui-ci dénonçait déjà, dans les années 30, « les chiens de garde » et leurs analyses propres à garantir « la perpétuation de l'idéologie bourgeoise, en décrivant l'homme dans son identité idéale et immuable plutôt que dans son existence particulière et matérielle » : ça fait réfléchir hein ?
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Plus largement, la critique universitaire des médias est assurée par des personnalités comme Serge Halimi (directeur du Monde diplomatique et fils de Gisèle) et l'association Acrimed, organisée autour d'Henri Maler (professeur à Paris VIII), héritier de la pensée bourdieusienne. Parmi les plus connus, on retrouve également Daniel Mermet, animateur de l'émission « Là-bas si j'y suis » sur France Inter. Il a aussi été le producteur d'un documentaire intitulé « Noam Chomsky et compagnie », intellectuel américain critique des médias et ancien contradicteur de Michel Foucault.
Un remake des années 30 ?
Parmi les opposants qui conspuent la tenue de ce dîner, chacun à sa propre lutte. D'un côté, Pierre Carles et ses acolytes veulent mettre en lumière la soumission des journalistes aux puissants, et dénoncer par ce biais la construction d'une pensée unique aliénante et d'un consensus mou dans l'espace médiatique. De l’autre, les manifestants veulent montrer le fossé entre les élites et les autres, séparés non pas seulement pas une barrière de CRS mais par une conception différente de la répartition des richesses et par les moyens d'y accéder. Le dîner serait ainsi le paroxysme des nouveaux rapports de force traversant la société française.
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Dans une bien moindre mesure, cet épiphénomène fait penser aux manifestations des années 30, dont les principales eurent lieu place de la Concorde. Militants d'extrême gauche comme d'extrême droite manifestaient alors pour mettre à mal la Troisième République minée par les affaires de corruption. C'est ce sentiment de défiance envers les institutions représentatives qui avaient motivé différents ligues d’extrême droite à défiler place de la Concorde pour faire trembler l’Etat le 6 février 34. Quelques jours après, cependant, les forces démocratiques et celles de gauche avaient organisé d'autres manifestations pour dénoncer la menace que représentaient ces ligues « anti-parlementaires ».
Mais ne nous méprenons pas : les manifestants contre le « dîner du siècle » sont l'inverse des ligues d'extrême droite de février 1934: ce sont surtout des étudiants engagés, des partisans des intellectuels cités ci-dessus, et aussi beaucoup de curieux qui s'amusent à conspuer et à jeter des œufs sur les participants du dîner. Mais on peut observer la présence de certains « fafa » d’extrême-droite qui se glissent également dans le cortège, et rappellent par leur aspect para- militaire, les ligues d’extrême-droite des années 30.
Certes, quand on voit la composition du « dîner du siècle », où se mêlent les différents pouvoirs de notre pays, on peut penser aux grandes affaires de corruption des années 30 (Stavisky, Marthe Hanau, Oustric). Celles-ci relevaient en effet des collusions entre politiques et hommes d'affaires. C’est du moins ce que soutiennent les opposants à cette réunion entre privilégiés. Cela dit, vu leur faible nombre, ces manifestants ne peuvent pas être comparés à ceux qui défilaient dans les années 30. Ils montrent qu’il existe un malaise dans lequel la société française semble plongée depuis la fin des Trente Glorieuses. Loin de toute perspective catastrophiste, il est évident que la révélation de l’existence de ces dîners très spéciaux et la mise au jour des critiques qu’ils soulèvent renforcent encore plus la défiance de certains (« populistes » compris) envers les Puissants.