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Crise de l’acier : entretien solide avec Édouard Martin

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BruxellesPolitique

Le 11 avril, le géant indien de l’acier Tata Steel annonçait son désengagement du Royaume-Uni. Et ceci risque d’avoir des répercussions sur tout l'Europe. Pour comprendre cette nouvelle crise de l’acier, le député européen français Édouard Martin - sidérurgiste et grand défenseur de l'industrie - nous donne ses lumières. 

Édouard Martin, député européen depuis 2014, est sidérurgiste de formation. Il est également ancien leader syndicaliste de la CFDT (Confédération Française Démocratique du Travail), très actif lors des luttes sociales en Lorraine pour préserver les emplois dans les usines d'Arcelor-Mittal, de 2008 à 2013. Nous l'avons rencontré afin de comprendre la nouvelle crise que traverse le secteur.

cafébabel : Pouvez-vous nous parler du désengagement de Tata Steel au Royaume-Uni ?

Édouard Martin : En pleine crise de l’acier au niveau mondial, en raison de la concurrence déloyale pratiquée par la Chine qui a cassé les prix de manière extravagante, le Parlement européen et une partie du Conseil de l’Union européenne souhaitent moderniser les instruments de défense commerciale et instaurer des droits de douane beaucoup plus élevés (à hauteur de 300%) que ceux pratiqués actuellement. Plusieurs pays s’y opposent, notamment le Royaume-Uni.

Le patron de Tata Steel a tiré les conclusions du positionnement politique du Royaume-Uni. Si le gouvernement n’est pas prêt à défendre son industrie, il considère qu’il n’a plus rien à faire au Royaume-Uni. Étant donné qu’il perd environ un million d’euros par jour, il estime ne pas pouvoir continuer.

cafébabel : Cette nouvelle crise s’inscrit-elle dans un mouvement structurel depuis quelques années ?

Édouard Martin : 2007 et 2008 ont été des années très fastes, avec des milliards d’euros de chiffres d’affaire. Mais la crise des subprimes a indirectement touché l’acier. De 2009 à 2011, il y a eu une crise de la demande car les marchés se sont écroulés. On a arrêté d’investir. Les gens consommaient moins.

Aujourd’hui, on ne souffre pas d’un problème de demande mais de prix. Plus un seul industriel dans le monde ne gagne de l’argent en vendant de l’acier. Une étude l’OCDE de la semaine dernière montre que les producteurs chinois perdent 55 dollars par tonne d’acier produite. Mais puisqu’ils vivent grâce aux subventions publiques, ils continuent à exporter et à gagner des parts de marché. Entre 2013 et 2015, la Chine a presque doublé son niveau d’exportation.

cafébabel : Quelles mesures préconisez-vous ?

Édouard Martin : J’ai fait voter un rapport sur le sujet où je pointe les dangers des pratiques commerciales chinoises. Il faut dire aux Chinois qu’il est impossible de poursuivre dans la même direction. Même eux y perdent. Depuis le début de l’année, l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques) demande à la Chine de baisser sa production mais elle s’y refuse.

Il faut donc se doter de droits de douane à hauteur des dégâts que l’on subit. Avec Tata Steel qui se désengage au Royaume-Uni, ce sont 15 000 emplois directs qui sont menacés. Un emploi industriel détruit en engendrant trois autres, ce sont deux aciéries en Espagne, une dans le Val d’Oise et d’autres à travers l’Europe qui sont menacées.

L’année 2016 va être charnière. Soit l’Union européenne prend des mesures rapides et pragmatiques pour sauver l’acier, en se dotant de nouveaux instruments de défense commerciale. Soit on ne fait rien, et je crains que d’ici la fin de l’année, d’autres industriels jettent l’éponge.

La Chine s’est engagée timidement à baisser de 100 à 150 millions de tonnes sa production, mais dans un délai de 10 ans. D’une part, ce délai est trop long et entre temps, il y aura beaucoup de dégâts. D’autre part, cela fait 15 ans qu’elle promet une baisse de production, qui est pourtant en constante progression.

La vraie question aujourd’hui, cest « Veut-on encore une industrie de l’acier en Europe ? ». Il n’y a actuellement pas de majorité qualifiée au Conseil pour répondre par l’affirmative.

cafébabel : Quelles sont les différentes positions des États-membres ?

Édouard Martin : Si je devais schématiser, je dirais que l’Europe est divisée en deux. Les pays nordiques s’opposent à une modernisation des instruments de défense commerciale par dogme. Ils sont contre le protectionnisme. Ils pensent que s’ils perdent dans le secteur de l’acier, ils peuvent gagner dans d’autres secteurs et souhaitent garder des relations privilégiées avec la Chine.

D’un autre côté, les pays du Sud, dont la France et l’Allemagne font partie sur ce dossier, souhaitent adapter les outils, inadéquats à l’heure actuelle.

David Cameron a versé des larmes de crocodile au moment où Redcar a annoncé la fermeture de son usine (5000 emplois perdus) et lorsque Tata Steel a décidé de se désengager. Il fait semblant de s’en émouvoir en essayant de faire porter le chapeau à Bruxelles. Alors que le ministre de l’économie du Royaume-Uni est le premier à s’opposer à une modernisation des instruments commerciaux.

cafébabel : Que pensez-vous du plan de soutien annoncé par le Royaume-Uni la semaine dernière ?

Édouard Martin : J’ai du mal à comprendre la position du gouvernement de M. Cameron. Il s’est toujours opposé à l’intervention publique dans les entreprises privées, plaidant pour une adaptation face aux concurrents. Mais on ne peut pas faire face à un pays où les salariés sont payés 200 euros par mois, pour 60 heures de travail par semaine.

Sous la pression des travailleurs et de l’opinion publique, il a fini par annoncer une prise en charge de 20% du coût total d’une reprise des usines pour continuer la production. C’est complètement absurde. M. Cameron annonce donc qu’il va demander aux citoyens britanniques de payer. Il aurait pu sauver l’acier en votant pour des instruments de défense commerciale, ce qui n’aurait rien coûté. On sait que la Chine est toujours prête à prendre des mesures de rétorsion commerciale et raisonne en termes de rapports de force. Je pense que la position de M. Cameron n’y est pas étrangère.

cafébabel : Du fait de votre profession de sidérurgiste, êtes-vous particulièrement sollicité par les industriels et les organisations de travail ?

Édouard Martin : Ma candidature avait pour objet la défense de l’industrie. S’il y a un endroit où on peut la défendre, c’est à Bruxelles. Mon premier travail, après mon élection, a été de faire un tour d’Europe, pour rencontrer les organisations syndicales dans chaque pays, des chefs d’entreprise et des ONG.  Tout cela m’a pris un an.

Les industriels sont venus me voir. Je leur ai dit qu’ils avaient une part de responsabilité dans la crise actuelle. Car depuis 2008, le secteur souffre d’un manque d’investissement. Pourtant, ils demandent constamment de l’aide. Ils ont obtenu gratuitement des droits d’émission de CO2 qui étaient censés bénéficier à l’investissement, mais ces engagements n’étaient pas coercitifs. Ils ont par la suite vendu ces quotas, ont récupéré des milliards d’euros qui ont bénéficié aux actionnaires.

On consomme environ 170 millions de tonnes d’acier par an en Europe. Si la Chine parvient à mettre à genoux les producteurs européens, on sera totalement dépendants d’elle. D’une part, qualitativement, cela posera un problème. D’autre part, en cas de monopole, elle pourra fixer les prix qu’elle souhaite avoir, à l’image de l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole).

Donc oui, il faut défendre le secteur industriel et l’acier. Je mesure l’importance de l’acier sur notre territoire, sur le plan économique, social et environnemental. Pour rappel, ce sont les usines européennes qui polluent le moins. Au lendemain de la COP21, on doit inciter les producteurs à faire de l’acier propre. Comme le dirait Saint-Exupéry, « On n’hérite pas de la terre de nos ancêtres, on l’emprunte à nos enfants ». Il faut donc agir.

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Cet article a été rédigé par la rédaction de cafébabel Bruxelles. Toute appellation d'origine contrôlée.