Constituants européens : craignez les peuples !
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La CIG de Rome fixera une Constitution pour l’Europe. Mais comment le démos européen l’accueillera-t-elle, alors qu’il n’a pu participer à son élaboration ?
A considérer la tradition politique de l’Occident, une Constitution est un pacte sacré, liant le peuple (qu’on l’appelle citoyens, électeurs, société civile, ou opinion publique) et les principes juridiques de son gouvernement. Comme c’est un pacte sacré, sa nature dépasse la simple conception juridique. Si une Constitution peut être rédigée à la va-vite (ce qui sera vraisemblablement le cas pour la nôtre), elle ne peut que sceller le fondement d’un droit public, mais surtout une communauté politique qui vit dans les murs qu’elle érige. C’est un palais de marbre pensé pour l’éternité, conçu pour les épaules d’un demi milliard d’habitants.
Or, il est d’usage de bon sens de laisser choisir aux nouveaux propriétaires d’une demeure sa forme, ses lignes, sa nature, et de laisser aux professionnels de la construction le détail et les aléas du chantier. Pour la grande et somptueuse construction constitutionnelle, il a été refusé aux citoyens de se prononcer sur la nature de l’ensemble, et les ouvriers de l’organisation sociale, que devraient rester les hommes politiques, ont tout accaparé et décidé en silence, comme des voleurs qui ont peur.
Si c’est ainsi que doit être conçue une Constitution, on peut en déduire les conséquences que ne manquera pas d’avoir l’entreprise hasardeuse de la conception de celle à naître. Si l’on considère l’inadéquation de l’aspiration des peuples à recevoir leur Loi fondamentale et son effectif enregistrement procédural par les professionnels du genre, la réception de la Constitution risque de suivre un chemin cahoteux.
Une seule Constitution pour une Europe à deux vitesses
La Constitution survient au moment précis où l’UE se disloque. Jamais dans l’histoire de la construction européenne l’Union dans son ensemble n’a été aussi peu liée par une unité de destin. La zone euro, par les liens de politiques monétaire, budgétaire, par ses symboles, la conscience d’une Histoire irrémédiablement commune, conduira à l’émergence de fait d’une Europe à deux vitesses. Les conséquences en sont à la fois incertaines, redoutables, et messianiques.
Incertaines, car elle enfante une situation inédite où un groupe de pays de série A entendra avancer dans une aventure historique d’où d’autres nations sœurs de série B seront exclues ; l’article I-43 du projet constitutionnel instituant les fameuses coopérations renforcées en témoignent. Redoutables, car les institutions de l’Union ne sont pas prêtes à laisser filer des pays vivre seuls leur vie.
Messianiques peut-être, car le moteur historique de l’aventure communautaire sera enfin délivré des freins eurosceptiques pour construire l’Europe de notre mesure. Il faut toutefois ne pas mésestimer les frustrations des pays européens confrontés au moteur assumé franco-allemand, qui, en s’attachant le monopole de la réforme légitime, risque de négliger les capacités des nations sœurs, et de les aigrir. La Constitution, sans doute, sauve l’apparence d’une Union désormais scellée dans le marbre de la Loi fondamentale, mais c’est pour cacher la fracture, voire la sécession.
Les vrais problèmes occultés
Mais il y a plus grave. En s’enfermant dans leurs tours d’ivoire procédurales, les conventionnels ont crée un fossé inquiétant qui désormais les sépare des peuples. Certes, il est bon de savoir qu’en 2009, la Commission contera quinze membres, c’est-à-dire moins que le nombre de pays membres. Cette mesure constitue une avancée dans la lisibilité d’un vrai gouvernement.
Mais que dire de cette obsession de ne pas écouter ce qu’ont à dire les peuples, ce que crient les citoyens ? L’Europe, par sa politique et ses exigences, ne va plus de soi sous sa forme actuelle. Le dernier sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) à Cancun mit en lumière les contradictions d’une bureaucratie communautaire qui, en subventionnant, comme son homologue américaine d’ailleurs, une structure agricole obsolète, se met à dos les forces productives des pays en développement. Le rejet est virulent, il deviendra violent.
Quant à la contestation intérieure, elle ne paraît pas moins prometteuse. Certes, une Constitution ne doit pas s’occuper des problèmes de circonstance. Pourtant, comment ne pas voir qu’elle est discutée au moment historique de la remise en cause générale des services publics, de l’exacerbation de la politique de concurrence héritée d’outre-Atlantique, d’une remise en question de toutes le prérogatives de l’Etat-Providence, des systèmes de santé à la politique universitaire ?
La Constitution sera mal accueillie car elle ne porte en elle aucun projet qui puisse contenter les aspirations citoyennes. Il y a bien l’article 1-46, qui permet à un million de citoyens de faire examiner par les corps institutionnels un acte juridique. Mais, comme les élections des députés européens sous leur forme actuelle, le manque d’encouragement à l’émergence de vraies campagnes transfrontalières, avec des listes ou des programmes communs, condamne des efforts à des vœux pieux médiatiques.
Une démocratie sur le papier
Ces incertitudes, ces inquiétudes, rendent toute prédiction malaisée. Bien que chacun d’entre nous donne son avis sur ces questions de politique institutionnelle, aucun ne sait vraiment où va l’Europe. Le cadre institutionnel de la nouvelle Union sera incapable de fournir au débat politique les positions constructives d’une culture politique classique, d’abord parce que les dirigeants européens ne savent pas où ils vont. Ils ne savent pas quoi penser de l’avenir de l’Etat-Providence, ils ne savent pas comment concilier règles de concurrence et légitime intervention de l’Etat, ils ne savent pas ce qu’est une vraie politique culturelle protégée, ils ne savent pas où mènent la privatisation de l’enseignement supérieur. L’Europe favorise tous ces reculs car elle n’a pas la force institutionnelle et politique de la rigueur de pensée, de l’enrichissement politique par la stimulation de la discussion politique. A la lumière de ces insuffisances, les citoyens ne pourront faire confiance en leurs nouvelles institutions.
Constituants, craignez les peuples. La tradition de la démocratie représentative est de devenir directe sur les questions institutionnelles. Les constituants européens l’ont oublié, car cet oubli les arrange. Ne pas consulter les peuples entretient leur indifférence envers les questions communautaires. Quant à la jeunesse privilégiée qui s’enthousiasme pour l’Europe parce qu’elle a vécu Erasmus, elle a bien raison et constitue un espoir. Mais elle risque de répéter l’histoire de la jeune bourgeoisie européenne de la fin du XVIIIème siècle qui, malgré sa fougue et sa brillance, n’était que l’expression, bien que magnifique, d’une conscience élitaire, minoritaire, et autoreproductive. Pour l’éviter, il faut que des campagnes politiques européennes communes discutent de ce que craignent vraiment les citoyens du continent : la remise en cause du monde dans lequel ils veulent vivre par les forces conservatrices. Les européens doivent savoir ce qui leur arrive.