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Comment rater une occasion...

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… ou bacler un élargissement qui aurait pu, avec un agenda mieux conçu, contribuer à la rénovation du projet politique européen.

Avec le résultat du vote irlandais, faut-il pousser un soupir de soulagement ou regretter que l’imbroglio européen accouché au forceps à Nice n’est pas implosé sous l’effet de ses propres contradictions ? Comme on ne sait comment la construction européenne, plutôt maniaco-dépressive que phénix flamboyant, aurait digéré un second désaveu irlandais, on préférera, pragmatisme européen oblige, qu’il en soit ainsi. Non pas satisfait, mais perplexe.

La méthode utilisée pour gérer l’élargissement et la façon de poser la ratification de Nice par les Irlandais comme un quitte ou double de l’élargissement laissent en effet planer un sentiment d’impréparation, évoquent une impression de désordre et de cafouillage.

L’élargissement, impératif moral, stade ultime de la fin de l’histoire, rêve enfin assouvi d’un continent déchiré, était incontournable, ce que personne ne met en doute. Or, il est est devenu une fin en soi de la construction européenne. Les dirigeants européens se sont focalisés sur un processus, qui n’est pas autre chose qu’un agrandissement de l’Union, ne changeant pas radicalement sa nature. En se concentrant sur les moyens, on en a oublié la fin : la construction européenne a pour but une Union élargie -dont les institutions fonctionnent, qui s’appuie sur les citoyens de l’ensemble du continent, et qui pèse sur la scène globale- et non l’élargissement en lui-même.

Le traité de Nice, que tout le monde s’accorde à juger médiocre, résulte de cette logique perverse. Il n’a pas pour but de rendre l’Union Européenne plus fonctionnelle, mais capable d’intégrer dix nouveaux membres. Objectif à peine atteint. Le calendrier adopté pour voir l’Europe s’agrandir tient par ailleurs mal compte des besoins de réforme de l’Union elle-même… L’élargissement doit se faire à tout prix, et peu importe si la Convention sur l’avenir de l’Europe doit présenter entre-temps ses conclusions, et les pays européens éventuellement ratifier une Constitution, probablement après 2004 et l’entrée de nouveaux membres.

On s’apprête donc à faire entrer dix pays dans une Union Européenne mal préparée à les accueillir. Après Nice et l’Euro, l’Union n’est porteuse d’aucun véritable grand projet politique susceptible de la rapprocher de ses peuples (du moins tant que la Convention n’aura pas rendu ses conclusions). Elle fonctionne mal du point de vue institutionnel, et fonctionnera encore moins bien à 25. Ses compétences sont plus ou moins limitées à l’établissement du marché unique, ce qui lui fait prêter le flanc aux critiques dirigées contre l’Europe des banquiers… Enfin, et ce n’est probablement pas le moindre de ses handicaps, son fonctionnement ne s’appuie pas sur une légitimité démocratique indiscutable, mais encore trop sur des réflexes technocratiques.

Qui va payer la facture, ou la vinaigrette de l’élargissement technocratique

Au lieu de faire de l’entrée des pays de l’est européen dans l’Union un véritable moment historique et une marche commune vers un système politique fonctionnel et porteur d’avenir pour l’ensemble du continent, on a, pour des raisons bonnes et moins bonnes, décidé de se limiter à l’intégration mécanique d’un acquis technocratique, flanqué de phases de transition dont les eurocrates raffolent. Cette marche technique forcée est une occasion de ratée, et ses conséquences se font déjà sentir, et pourrait être plus létales pour la construction européenne qu’un « non » irlandais.

D’abord, on l’a dit et répété, des institutions qui fonctionnent mal à 15 fonctionneront encore moins bien à 25. De sclérosée, l’Union va donc devenir grabataire, et les velléités de réforme peuvent probablement d’ors et déjà être enterrées. On ne parle même pas ici d’une PESC qui d’illusoire sera bientôt fantoche.

Ensuite, et les discussions acrimonieuses entre Pologne, Commission, France et Allemagne au sujet de la PAC l’ont démontré explicitement (avant qu’un accord ne soit trouvé in extremis, au grand dam du Royaume-Uni), l’élargissement n’est plus qu’une vaste foire d’empoigne entre marchands de tapis, où chacun tire la couverture à soi. Où est l’intérêt communautaire ? Où est la force du projet européen ? Seuls dominent intérêt national et réflexes de conservation. La seule grande question est : « Qui va payer la facture ? ». Le solde budgétaire des fonds européens sera-t-il toujours positif pour le pays ? Voilà l’enjeu de l’élargissement tel qu’il se présente. Faut-il rappeler qu’il ne peut pas être positif pour tout le monde…

Enfin, cet élargissement sera une fois de plus (une fois de trop) le résultat d’un processus bureaucratique, mené par les négociateurs de la Commission et des pays membres, sans que pour l’instant les principaux intéressés aient été consultés. Faudra-t-il que le Danemark, la République tchèque, l’Irlande, ou même la France où 47% de la population serait opposée à l’élargissement (au 1er mai 2002), expriment leur désapprobation pour que l’ensemble du processus soit jeté aux oubliettes !? L’Union a besoin de ses peuples pour se forger un destin, qui dépasse le simple intérêt économique tel qu’il se présente avec le marché unique. Ce sont eux qui donneront à l’élargissement sa légitimité et démontreront sa nécessité, parce qu’il répond à l’aspiration des peuples à un projet politique majeur, et non aux petits arrangements économiques entre amis décideurs de la sphère politico-économique.

L’Europe est morte ! Vive l’Europe !

Alors revenons un peu en arrière et faisons un rêve. Les Irlandais, à nouveau, disent non au mauvais traité de Nice. Crise à Bruxelles, horreur à l’Est. Toute l’Europe pleure l’élargissement. Toute ? Non, un petit groupe résiste encore et toujours à l’eurosepticisme : la convention sur l’avenir de l’Europe. Elle propose à l’horizon 2004, une Constitution à l’Europe. Non seulement un ensemble de règles fondamentales qui fixent l’architecture institutionnelle de l’Union, mais surtout un projet politique pour l’avenir, dans lequel les peuples peuvent se reconnaître. Pas de Conférence Intergouvernementale, d’obscures séances nocturnes de marchandages, de guerre d’usure pour adopter en catimini un texte vidé de sa substance. Non, un grand référendum, de l’Atlantique à l’Oural, de Trieste à Stettin, pour que l’Europe des peuples adopte enfin son traité fondateur.

Dès, lors l’élargissement prend tout son sens. L’Europe de l’est ne rentre pas dans l’Union par la petite porte. Ses peuples en sont les fondateurs à égalité avec ceux des autres pays membres. Et pour tous les citoyens, c’est l’occasion de voir l’Europe comme leur chose, et non comme un diktat bureaucratique qui les écrase de sa distance et de ses règlements.

Ce n’est qu’un rêve. Aussi fugace soit-il, il laisse comprendre que l’élargissement n’est pas le but de l’Union, et pour que le succès soit au rendez-vous, tant du processus d’élargissement que d’une Union élargie, il aurait fallu laisser plus de temps à l’Union pour se préparer, parce que c’est elle qui n’est pas prête et non principalement les pays candidats. Il met aussi en évidence l’importance de l’implication des citoyens dans le processus de construction européenne. L’intégration sectorielle a fonctionné en son temps. Il faut à présent construire l’Europe de la démocratie, qui permettra de combler un grand nombre de lacunes de l’Union présente.

Mais les dirigeants européens ont fait le choix, à leur habitude, de faire faire à l’Union des promesses. qu’eux mêmes n’étaient pas prêts à tenir. Leur inconséquence risque de faire de la réconciliation du continent avec lui même un avatar communautaire indigeste de plus, une salade niçoise à la mode bruxelloise, administrée aux peuples à la grande cuillère de l’Histoire et le couteau du référendum sous la gorge.