Chypre : la Toile de l’unité
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Lassés des échecs successifs de leurs dirigeants, des citoyens chypriotes tentent de faire avancer eux-mêmes les négociations sur la réconciliation de l’île. La plateforme Unite Cyprus Now rassemble Chypriotes grecs et Chypriotes trucs qui persistent à croire qu’une solution est possible dans un pays divisé en deux depuis 43 ans. Mission impossible ?
À Nicosie, capitale divisée en deux, au checkpoint de la rue de Ledras dans la buffer zone et au milieu de bérets bleus de l’ONU, des Chypriotes grecs et Chypriotes turcs se rassemblent chaque semaine. Ils sont membres de la plate-forme activiste Unite Cyprus Now et réclament une solution au problème chypriote. Sur les drapeaux vert-orangés qu’ils brandissent, flotte côte à côte le mot « paix » en grec et en turc.
« Le peuple doit pardonner »
Unite Cyprus Now a vu le jour spontanément grâce aux réseaux sociaux, le 18 mai 2017. Ce jour-là, les pourparlers pour une réunification de l’île en vue d’une fédération bi-zonale et bi-communale, entre le président de la République de Chypre Nikos Anastasiades et le leader chypriote turc Mustafa Akinci se trouvent dans une impasse. Les deux leaders échouent encore une fois à trouver un terrain d'entente sur des questions comme les ajustements territoriaux ou la sécurité des garanties du futur État. Résultat : statut-quo et surtout aucune chance de voir une autre rencontre se profiler entre les deux dirigeants. Tina Adamidou, 57 ans, Chypriote grecque, aide le comité des personnes disparues de l’invasion turque de 1974 et se trouve à l’origine de la création d’Unite Cyprus Now. « Après avoir lu un article sur l’impasse des négociations, nous avons pensé qu’il était nécessaire que les deux leaders retournent à la table des négociations. C’est comme ça qu’est né Unite Cyprus Now », raconte-t-elle. Le 5 juin 2017 à New-York, les dirigeants des deux communautés de Chypre et le Secrétaire général de l'ONU, António Guterres, annonceront finalement la reprise des pourparlers et tomberont d’accord sur la nécessité de convoquer à nouveau la Conférence sur Chypre fin juin 2017.
Impossible de mesurer l’impact d’Unite Cyprus Now dans la reprise des négociations. Cette plate-forme de la société civile qui revendique à ce jour 6000 membres n’est ni une ONG ni un parti politique, elle se veut indépendante. Pour leurs actions, les membres financent eux-mêmes les drapeaux, les bannières, les sifflets... Toutes les semaines, la plate-forme organise des événements bicommunautaires tels que des rassemblements pour commémorer les personnes mortes et disparues durant l’invasion turque de 1974, ou des fêtes musicales et dansantes. À Nicosie, en plein mois d’août, quelque 50 personnes sont venues se rassembler à l’occasion de l’exposition d’un reportage photo sur leurs propres réunions. Chacun est libre de prendre la parole. Sur une tribune, de jeunes chypriotes grecs et chypriotes turcs défilent et adressent des messages de paix. Samin Gokcekus, Chypriote turque, 21 ans, étudie la psychologie et la philosophie à l’université de Durham en Angleterre. Elle lit son message depuis son Iphone. « Vous ne devez pas haïr, vous ne devez pas vouloir de représailles. Le peuple doit pardonner, il doit vouloir la réconciliation », tonne-t-elle. À la fin des discours, l’ambiance est plutôt bon enfant, les membres des deux communautés dansent ensemble sur le rythme des musiques traditionnelles du pays.
Équation insoluble dans les montagnes suisses
Kemal Baykalli, 41 ans, Chypriote turc et consultant pour un projet sur l’Union européenne est né à Famagouste, une ville portuaire à l’est de Chypre. Il est un membre actif et se trouve présent à presque chaque événement, en espérant chaque fois un peu plus une solution. « Je suis Chypriote et je crois que Chypre doit être unie. Je souhaite une solution où les Chypriotes peuvent vivre conjointement dans leur propre pays. Où chaque communauté se respecte et cela sous un système fédéral », affirme-t-il. Unite Cyprus Now ne s’arrête pas seulement aux évènements et selon eux, la situation depuis l’invasion turque - qui a partagé l’île en deux - ne peut pas continuer.
C’est pour cette raison que 10 membres de la plate-forme ont décidé de faire entendre leur voix et se sont rendus à Crans Montana, station alpine en Suisse, lors des négociations pour la réunification de l’île qui se sont tenues en juillet dernier. Financé par une fondation philanthropique, le voyage a cependant débouché sur un échec. Malgré la pression de Unite Cyprus Now, les discussions ont achoppé sur les mêmes points de crispations. De retour au pays, les membres du mouvement l’ont vécu « comme un deuil ». « Je pense qu'il y avait une grande chance pour un projet de plan, mais je crois que certaines personnes autour de la table n'étaient pas préparées », souffle Kémal. Au centre de tout : le problème des garanties de sécurité. Les deux leaders auront beau s’accorder sur tout le reste, la question en suspens depuis des années 60, continue de saper les espoirs des partisans de la réunification. Il faut dire que le problème ressemble à une équation insoluble. Depuis l'origine de la République de Chypre, trois pays se portent garants de Chypre : la Turquie, la Grèce et le Royaume-Uni. La partie grecque souhaiterait que l'UE endosse le rôle du grand frère mais la Turquie ne veut pas changer le système initial, au motif qu'elle craint pour la sécurité de sa communauté. Conséquence, les discussions actuels ressemblent à des comptes d'épiciers. Aujourd’hui, les Chypriotes turcs administrent environ 37% de Chypre. Les Chypriotes grecs souhaiteraient baisser ce partage du contrôle à 28,2%, de manière à ce que leurs compatriotes expatriés puissent revenir s’installer sur l’île. Cependant, les Turcs ne sont pas prêts à descendre en-dessous de 29,2%.
L’option du peuple
Difficile de croire que des négociations qui courent depuis près d’un demi-siècle se fracassent sur de petits pourcentages. Pour Andromachi, cela va évidemment plus loin. Elle préfère justifier les échecs diplomatiques répétés par une combinaison de facteurs bien plus complexes, mais parle surtout de « blame game » : ce « à toi à moi » auquel joue les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs en se rejetant la faute mutuellement. « Je pense qu’il n’y a pas de volonté de la part des deux parties. Nous, ce que nous demandons aux leaders, c’est juste de régler le problème. Du coup, nous essayons de les réveiller. » La jeune politologue, chypriote grecque de 29 ans, confie également développer un sentiment de méfiance à l’égard de certains médias sur l’île, « pas assez transparents » selon elle. Dans ce jeu de dupe, il ne reste selon Andromachi qu’une issue : « le peuple ». Et justement, noyée dans des délibérations aussi floues que son avenir politique, la population n’a pas encore vraiment choisi son camp. Loin s’en faut. Selon le dernier recensement bicommunautaire en date du mois de mai 2017, 26% des Chypriotes grecs voteraient oui dans l‘éventualité d’un référendum proposant une solution de réconciliation, 29% voteraient contre tandis que 41% soulignent que leur choix dépendrait des détails du plan. De l’autre côté, les Chypriotes turcs adopteraient à 48,8% une possible issue au conflit, contre 39,5% qui se positionnent pour un rejet et 10,1% des indécis.
Le fil sur lequel Unite Cyprus Now est en train de tirer semble donc bien emmêlé. Même si pour résoudre le casse-tête, les membres actifs entendent proposer une alternative aux rassemblements festifs. Désormais, ils s’attaqueront à l’éducation qui selon eux, doit nécessairement être réformée. La plateforme préconise donc de débarrasser les programmes et les livres de tous les éléments nationalistes et racistes ainsi que de promouvoir la paix, l’acceptation de l’autre et la coexistence. Vaste programme, mais Kemal demeure confiant. « Plus nous apprenons à travailler ensemble, plus nous nous faisons confiance », clame-t-il. Avant de retourner danser.
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