Chalutage profond : « L'industrie de la pêche a peur »
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Une destruction à grande échelle de la biodiversité marine, des intérêts inavouables et des manœuvres dignes de House of Cards. Comment les lobbies de la pêche imposent-ils ces pratiques insoutenables ? Rencontre avec Laure Ducos, réalisatrice du film INTOX et membre de l’association Bloom.
cafébabel : Pourquoi avoir fait INTOX ?
Laure Ducos : À l’origine, je suis ingénieure en gestion des écosystèmes et des forêts tropicales. Un jour, j’ai rencontré Claire Nouvian. J’ai été impressionnée par son combat contre les lobbies de la pêche pour interdire le chalutage profond. J’ai voulu mettre en image ce combat de David contre Goliath, faire comprendre comment l’action de quelques lobbies et élus bretons bloque toute la réglementation au niveau européen.
cafébabel : Quel problème pose le chalutage profond ?
Laure Ducos : C’est la méthode de pêche considérée par les chercheurs comme la plus destructrice jamais utilisée. On envoie jusqu'à 2000 mètres de profondeur d’immenses filets lestés pour racler le fond de l’océan. C’est une méthode absolument non sélective : pour 3 espèces commerciales on en pêche 100, dont certaines en voie d’extinction. C'est une aberration à la fois environnementale, économique et sociale.
cafébabel : Pourtant, en décembre 2013, le Parlement européen s’est prononcé contre l’interdiction du chalutage en eaux profondes à 342 voix contre 326...
Laure Ducos : Le résultat a été très surprenant, y compris pour les défenseurs farouches du chalutage profond. Devant les évidences scientifiques et économiques du non-sens de cette technique de pêche, nous pensions gagner le vote. En fait, la question a été mal posée. Elle était très embrouillée. Du coup, un certain nombre de députés européens se sont tout simplement trompés. Le lendemain, ils ont changé leur vote, et la majorité s’est inversée. Mais il était trop tard pour revenir sur le résultat. On peut donc parler d’une victoire politique, c’est déjà ça.
cafébabel : Quant à la France, elle empêche toujours bec et ongles toute interdiction de cette pratique de pêche. Pourquoi ?
Laure Ducos : Sur les 11 bateaux pratiquant le chalutage profond dans l’UE, 9 sont français. Les principaux ports, comme celui de Lorient, sont basés en Bretagne. C'est aussi en Bretagne que se trouve la Scapêche, flotte appartenant à Intermarché et principal acteur de la pêche profonde en France - et donc en Europe. Les élus locaux sont sous l’influence de cette industrie, et défendent son intérêt au Parlement européen.
Toutefois, après plusieurs années de blocage, Ségolène Royal (ministre de l'environnement française, ndlr) soutient enfin la proposition de la présidence luxembourgeoise de l'UE d’interdire le chalutage profond au-delà de 800 mètres.
cafébabel : Pourquoi les lobbies de la pêche soutiennent une pratique qui n’est viable ni écologiquement ni économiquement ?
Laure Ducos : L’industrie de la pêche a peur. Elle a perdu deux gros combats récemment. Il y a d’abord eu l’interdiction de l’aileronnage ou finning (découper les ailerons du requin et rejeter les corps à la mer, ndlr), puis l'adoption du « zéro-rejet » dans la nouvelle Politique Commune de la Pêche, qui signifie que tout ce qui est pris dans les filets doit être débarqué au port. Le chalutage profond n’est pas un enjeu économique - le chalutage coûte beaucoup et rapporte peu - mais l’industrie a peur de perdre la main, que les associations environnementales remettent l’ensemble de ses pratiques en question ou qu’elle perde ses subventions. Alors qu’il ne s’agit pas de ça ! Ce n’est pas la pêche ou les subventions qui posent problème. Mais ces subventions doivent soutenir des modèles plus durables, et qui créent vraiment de l’emploi.
cafébabel : Intermarché a subi le feu des critiques depuis la parution de la bande dessinée de Pénélope Bagieu en novembre 2013. Les choses ont-elles changé depuis ?
Laure Ducos : En effet, Intermarché possède la plupart des navires pratiquant le chalutage profond. Au moment de la parution de la BD, il y a eu un déferlement de critiques des Internautes sur les réseaux sociaux et une baisse de l'ensemble de leurs ventes. Ce n’était pas tenable pour Intermarché. Le groupe s’est donc engagé à limiter la pêche à 800 mètres de profondeur, et à fournir comme preuve à Bloom (une association qui lutte contre l'exploitation des océans, ndlr) les données de ses navires. Avec ce deal moral, nous avons alors cessé de les attaquer publiquement. Mais à l’heure actuelle, Bloom n’a reçu aucune donnée de leur part. Il n’y a donc aucune preuve qu’Intermarché ait réellement stoppé le chalutage en eaux profondes au-delà de 800 mètres de profondeur.
cafébabel : Le consommateur peut-il lutter contre le chalutage en eaux profondes et la surpêche ?
Laure Ducos : Oui. La meilleure manière, c’est d’interpeller les groupes ou les élus via les réseaux sociaux ou le courrier. Il faut jouer sur leur image ! C’est leur talon d’Achille, ça s’appelle le shaming. Il est très facile de savoir qui a voté pour ou contre telle mesure en faveur de l’océan. Pour les supermarchés, Bloom a effectué un classement en fonction de leurs pratiques.
De plus, chacun doit réduire sa consommation de protéines animales. Il faut aussi immédiatement arrêter d’acheter les grands prédateurs marins : espadons, requins et bien sûr le thon. 90% de la biomasse de ces grands prédateurs a disparu depuis les années 50. Ces espèces sont au sommet du réseau trophique (ensemble des chaînes alimentaires, ndlr), si elles disparaissent, l’écosystème est bouleversé.
cafébabel : Peut-on tout de même encore manger du poisson ?
Laure Ducos : Oui, mais moins et avec discernement. L'impact de la surpêche sur les populations d’anchois, de sardines ou de petits poissons est moins fort que sur les autres espèces. Leurs populations sont plus importantes et elles se reproduisent rapidement. Mais attention, il ne s’agit pas de se reporter massivement vers ces espèces, au risque de conduire à leur effondrement. Il faut plutôt diversifier les espèces consommées et faire attention aux techniques de pêche utilisées (à la ligne, à la palangre ...). L’application smartphone Planet Océan, Seafoodwatch et le guide Greenpeace permettent de bien se renseigner avant d’acheter.
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