Cadavre exquis au pays des merles noirs : chapitre 1
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Au début des années 2000, le Kosovo a-t-il été le théâtre d'un trafic d'organes, perpétré par la guérilla kosovare sur des prisonniers serbes ? En 10 ans, pas moins de six enquêtes se sont succédées sur ce crime macabre : une succession d'investigations à tiroir qui ouvre plus d'interrogations que de certitudes. Sans cadavre, ni témoins, l'affaire gêne la reconnaissance de l'indépendance du pays.
I - Ilir
« Il se prend pour James Bond ou quoi ? Quel plouc ! » La première fois que j'ai vu Ilir, il déambulait vers les contrôles de sécurité de l'aéroport de Vienne avec la démarche typique du caïd. Blouson noir, jean clair, bombant les épaules et roulant soigneusement des mécaniques. Pas très grand mais sûr de lui et aussi imperturbable que Javier Bardem en tueur cinglé dans No Country for Old Men.
La deuxième fois que je l'aperçois, Ilir se débat avec les vigiles, juste avant la salle d'embarquement du vol à destination de Tirana, Albanie. Crachant un allemand maladroit et agitant son passeport, il est finalement autorisé à pénétrer dans le sas d'inspection escorté par deux malabars de la sécurité. Assis dans un coin du terminal, sous les néons, Ilir s'absorbe d'un air boudeur dans la contemplation de son portable. Et des passagères en jupes et talons.
Ce n'est qu'en montant dans la carlingue étroite du petit avion à hélices, que je réalise que le James Bond de l'aéroport - incarnation même du mafieux des Balkans que je m'étais promis d'éviter durant mon séjour - sera mon voisin direct durant le vol. Recroquevillé sur son siège, il n'a pas enlevé son manteau. Son regard vert très clair est coupant et sans émotion. L'avion décolle et son portable sonne. Il décroche et commence à chuchoter. Sa voix est étouffée par les vrombissements du moteur. Un clin d'oeil plus tard, nous commençons à discuter. J'explique que je suis journaliste et que je viens visiter la région.
Ilir lui mène une vie presque bien rangée en Suisse, où il a été envoyé au moment du conflit au Kosovo. Comme beaucoup d'Albanais du Kosovo, il n'a eu d'autre choix que l'exil pour fuir la politique d'apartheid menée depuis les années 90 par le « maître de Belgrade », Slobodan Milosevic. À Zürich, il a suivi une formation d'électricien, qu'il alterne avec des petits boulots et un peu de « business, à la cool ». Depuis une « baston » avec un compatriote, Ilir a été arrêté. Il est désormais persona non grata pour les autorités suisses. Son permis de résidence vient d'être annulé et il doit rentrer au pays.
Comme la majorité de ses compatriotes kosovar albanais, la langue, la culture, les racines et la religion d'Ilir, l'islam, viennent de l'Albanie voisine. À 33 ans, Ilir dont le prénom évoque le royaume prospère de l'Illyrie, le mythe fondateur de la péninsule balkanique, parle beaucoup de sa famille : des « patriotes » comme il dit fièrement, en se redressant sur son siège. Son père collectionne les voitures américaines, des antiques Rolls Royce ou Chevrolet des années 50, qui ont appartenu aux cadres dirigeants de l'Albanie communiste. L'un de ses oncles a fondé un parti politique prometteur à Tirana. Le second est en prison pour avoir tué son voisin à la kalachnikov, lors d'une « querelle de voisinage. »
Le troisième possède un hôtel : l'établissement, situé au bord de la mer Adriatique s'appelle l'hôtel Drenica. « Un très bel endroit sur la plage, moderne avec la clim' et tout », me rapporte Ilir, enthousiaste. « Pendant la guerre du Kosovo, l'hôtel était le quartier général de l'UÇK, l'Armée de libération du Kosovo. Les patriotes s'y entrainaient nuit et jour avant de partir dans le maquis. » Ilir m'explique que les combattants de l'UÇK sont des « héros. Si mon père ne m'avait pas forcé à partir à l'étranger, j'aurais moi aussi pris les armes pour libérer le pays de ce chien de Milošević ». Il m'invite à venir lui rendre visite à Durrës pour « voir du pays » Quelques jours plus tard, je débarque à la gare routière. Bruyante et industrielle ville portuaire perchée sur l'Adriatique, Durrës est connue pour être le royaume des passeurs et de la criminalité organisée, véritable porte d'entrée de l'immigration clandestine vers l'Union européenne. Les côtes italiennes sont à huit heures de ferry pour les candidats à l'exil. Large bâtiment en pré-fabriqué, aux couleurs pastel, l'hôtel Drenica borde le front de mer.
Le drapeau albanais, aigle noir sur rouge sang bat pavillon sur la façade. Devant l'entrée, un mémorial en marbre érigé à la mémoire des soldats de l'UÇK ne laisse aucun doute sur les convictions politiques du propriétaire. Dans les années 98-99, le lieu, situé à une centaine de kilomètres des frontières, était au coeur de toute l'activité clandestine de l'Armée de libération albanaise. Le centre névralgique de la résistance par lequel auraient transité drogues, armes et argent sale.
À l'intérieur, il n'y a pas vraiment de touristes. Pas de réception. Un bar, quelques habitués au comptoir qui se retournent et me dévisagent longuement. Sur les murs rose pâle sont punaisés des portraits d'hommes barbus, en treillis et kalachnikov qui affichent des mines moyennement optimistes.
L'oncle d'Ilir s'avance : c'est un homme d'une soixantaine d'année, droit comme un I, avec un regard clair et une chemise à col pelle à tarte. Un regard de requin qui me tend la main et me salue avec un « Mirdita » - bonjour - glacial. L'entretien commence : Ilir traduit en allemand, pendant que son oncle me regarde fixement, le nez dans sa Rakija.
« - Vous avez de jolies photos sur les murs. Qui sont ces hommes armés ? - Des résistants. Des héros. - Vous étiez membre de l'UÇK vous aussi ? - Oui. J'étais commandant. - Quel était votre rôle durant la guerre ? - Trouver des uniformes, réceptionner les armes, les stocker. Recruter et entraîner les troupes. »
Selon les rumeurs locales, de drôles de choses se seraient passées à l'hôtel Drenica. Certains témoins anonymes auraient assisté à des séances d'interrogatoire musclées, des actes de torture, voire des déportations de prisonniers. Sans oublier un possible commerce d'organes... Je sais que les anciens de l'UÇK ne sont pas des enfants de chœur. Avant d'intervenir au Kosovo et de les soutenir, beaucoup jusqu'aux Américains, les considéraient même comme une oragnisation terroriste, financée par le crime organisé, les parrains des trafics de drogues et d'armes et des réseaux de prostitution. Entourée de cinq armoires à glace et dans un silence de plomb, l'ambiance n'est guère propice aux confidences. Je reprends pourtant mon interrogatoire.
« - D'ou venait l'argent qui finançait la résistance ? Des armes ? - Des Américains. Des partisans. - Avez-vous tué des gens ? - J'ai défendu mon pays. - Avez-vous torturé des Serbes ? - Cela n'apas d'importance. - Avez-vous entendu parler des rumeurs de trafics d'organes ? »
Ilir me jette un œil consterné, pendant que son oncle reste silencieux. J'insiste. La réplique fuse comme un missile.
« - Sais-tu ce que cela signifie de défendre son pays ? - Non, mais..... - Alors voilà, si ton pays, la France tu as dit, c'est ça ? Si la France était occupée par l'Allemagne par exemple, qu'est-ce que tu ferais ? - Je ne sais pas. - Exactement. Tu ne sais pas. Tu ne sais rien ! »