Bohême à l’ukrainienne
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Leonid Kantier, 25 ans, est un troubadour pragmatique. Cet Ukrainien parcourt le globe, tabouret de bois sous le bras. Pour éveiller le monde.
Tout commence en 2003. Avec quelques amis, Kantier entreprend une tournée musicale dans la région de Lviv à l’ouest de l’Ukraine. En deux semaines, ils parcourent 200 kilomètres et dans chaque village où ils se produisent, présentent des scénettes et des chants traditionnels ukrainiens. Leur voyage s’achève le 24 août, jour de la commémoration de l’indépendance du pays. Trois mois plus tard, Kiev est envahie par une marée humaine orange : la révolution vient de commencer et tous les Ukrainiens chantent sur la place de l’indépendance.
L’année suivante, Kantier lance sa première véritable tournée intitulée ‘Un tabouret jusqu’à l’océan’. L’idée, bien que saugrenue, est plutôt poétique : emmener un tabouret voir la mer. Et pour accompagner l’escabelle moderne dans ses pérégrinations, des spectacles seront montés autour de vieux contes ukrainiens ou de pièces du répertoire classique. Avec quelques amis, Kantier, fait rapidement ses bagages, destination la Pologne, l’Allemagne et la France. Sans argent, chargés de caméras, appareils photos et micros, l’autostop s’impose vite comme le moyen de transport idéal de ces troubadours de l’Est. L’Inde et le Sri Lanka suivent. Bientôt, le tabouret devrait voir la mer de Chine et peut-être même l’Amérique Latine.
Une double vie
« Quand on arrive dans une ville, je prends mon mégaphone et je crie ‘Les gens qui habitent cette ville, approchez, venez voir... ' », raconte Kantier. En France ou en Allemagne, les saltimbanques demandent de l’argent ; dans les villages plus pauvres de Pologne ou d’Ukraine, ils préfèrent le gîte et le couvert. Initiateur de ces aventures, Kantier ne vit que pour ses voyages au bout de la terre.
Prof de cinéma à la fac mais aussi directeur des studios de production ‘Lizard Films’ qu’il a créé en 2000, ce jeune homme célibataire mène une vie plutôt aisée au quotidien. Son entreprise roule bien, et une publicité ou un clip musical peut lui rapporter beaucoup d’argent d’un seul coup. « Mais j’apprends plus pendant ces voyages de quelques mois que pendant toute l’année à Kiev. Certes, je vis comme un clochard dans ces moments là, mais c’est beaucoup plus intéressant que de faire des films ou des clips. Donner, recevoir, partager. »
Ce choix de vie reste peu courant en Ukraine. Si l’on rencontre de nombreux jeunes en Australie, en Israël ou encore en Grande-Bretagne qui partent une année ou quelques mois sac au dos à la découverte du monde, en Ukraine, le phénomène est plutôt rare. « Nous surprenons autour de nous. Ici, les jeunes n’osent pas partir. Il faut travailler pour acheter à manger, travailler pour se payer un appartement... Pour eux, nous sommes un peu des nouveaux hippies », glisse Kantier, un perpétuel sourire aux lèvres.
L’ivresse de la liberté
Le théâtre de rue lui est indispensable. « Au théâtre, les gens viennent pour vous voir. Vous savez à quoi vous attendre, des applaudissements : forts ou faibles. L’époque où le public osait vous lancer une tomate ou quitter la salle pour critiquer le jeu ou la mise en scène est révolue. Dans la rue, les règles sont différentes. On ne sait pas qui vient, ni quelles peuvent être les réactions. » La rue donne au comédien une puissance créatrice que ne possède plus les théâtres ; « tout se joue au début, vous devez séduire les passants et les attirer à vous ». Entre acrobatie et mimes, le comédien doit captiver l’œil du passant, «de quelque manière que ce soit. En cuisinant un plat traditionnel ukrainien au milieu d’une rue en costume traditionnel ou en interprétant un conte national. » L’important n’est ni le geste ni le sujet, «mais la performance artistique que nous mettons dans le geste pour que les gens nous remarquent ».
Pour chaque pays traversé, ce nomade choisit ses thèmes selon l’actualité ou la mentalité des pays traversés, «l’amour entre deux ouvriers en Chine, la guerre et le rejet de l’autre en France ». Sur une grande feuille, Kantier a fait traduire son projet. Dès qu’il peut, il demande à une organisation officielle d’y apposer son tampon « en signe de soutien à notre tabouret que l’on utilise ensuite comme passe-droit si besoin est ». De passage en France, la troupe n’a pas été autorisée à jouer sous la tour Eiffel.
Il en fallait plus pour les arrêter... deux guitares et deux bouteilles de vin plus tard, assis aux pieds de la Dame de Fer, les baladins ukrainiens sont rejoints par un guitariste français, deux Israéliens, deux Libanaises, deux Russes... Des « moments intenses » selon Léonid. L’essentiel n’est pas que le public retienne quelque chose de l’Ukraine, « on s’en fiche » mais de toucher le public. « Nous avons mis du temps à nous éveiller nous-mêmes. Après nous avons éveillé nos amis, nous voudrions éveiller le monde. Pour qu’il vive... pour qu’il soit libre. »